Retraite à 65 ans pour la grande majorité, prolongation jusqu’à l’âge de 68 ans pour d’autres, chez les magistrats, cette loi votée à l’Assemblée nationale en 2017 est discriminatoire, incohérente et contraire à la morale. Ces incohérences sont en train d’être notées et vécues par certains qui sont partis. Parmi eux le 1er Avocat général à la Cour d’appel de Dakar et le président de la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar. Alioune Ndao et Gallo Syr Diagne sont, en effet, partis à la retraite, parce qu’ils ne peuvent pas bénéficier de cette loi. Le cas le plus paradoxal est celui du désormais ex-président de la Chambre d’accusation qui, pourtant, en 2017, a été nommé Procureur général près la Cour d’appel de Tambacounda avec maintien à son poste actuel. Le journal «Les Échos» saisit l’occasion et revient sur cette loi qui ne cesse de heurter la logique et la morale.
En 2017, lorsque Macky Sall a voulu augmenter l’âge de la retraite au premier Président de la Cour suprême jusqu’à 68 ans, cela avait suscité le tollé chez les magistrats qui trouvaient cette mesure discriminatoire. Beaucoup d’acteurs considéraient qu’il s’agissait d’une mesure qui tendait à accorder des privilèges à une personne influente et centrale dans les grandes décisions du pays. Pour calmer la tension, cette mesure a été élargie à certains chefs de juridictions. Il s’agit du premier Président, du Procureur général et des présidents de chambre à la Cour suprême. Il en est de même pour les magistrats exerçant les fonctions de premier Président et de Procureur général d’une Cour d’appel. Cette loi votée à l’Assemblée nationale n’avait pas plu aux «autres» magistrats qui, par les comités de ressort, s’étaient organisés et ont essayé de faire comprendre aux parlementaires l’enjeu de la loi, mais surtout son caractère discriminatoire. Mais, en vain.
L’attitude de Demba Kandji et Souleymane Kane décriée
Selon certains jeunes magistrats, si le président de la République a élargi un peu la liste, c’est qu’il y avait le premier Président de la Cour d’appel de Dakar Demba Kandji et le président Souleymane Kane qui est à la Cour suprême, qui avaient été au combat avec les jeunes et l’Union des magistrats sénégalais pour crier à l’injustice de la mesure. Mais, «quand ils ont été servis», ils n’ont plus suivi le mouvement de contestation. Finalement, la loi est passée, contre vents et marées avec son lot d’incohérences et d’illogisme.
La grande injustice faite à Gallo Syr Diagne
Président de la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar, le magistrat Gallo Samba Oumar Syr Diagne a été nommé lors de la réunion du Conseil supérieur de la magistrature tenu le 25 avril 2017, Procureur général près la Cour d’appel de Tambacounda (une Cour d’appel qui n’est pas fonctionnelle), avec maintien à son poste d’affectation actuel. Depuis lors, avec cette mesure, il continue à exercer à Dakar, en qualité de président de la Chambre d’accusation. Mais selon nos informations, il a quitté ce poste de président de la Chambre d’accusation de Dakar, à l’âge de 65 ans, malgré ses fonctions de Procureur général près la Cour d’appel de Tambacounda qui, en principe, lui fait bénéficier du privilège d’aller à la retraite à l’âge de 68 ans. Paradoxal ? «Cela veut dire qu’on ne tient pas en compte le poste lié à l’emploi, mais le poste effectivement occupé. Une véritable injustice», nous souffle, amer, un magistrat sous le sceau de l’anonymat. Cependant, une autre source soutient que c’est parce que la Cour d’appel de Tambacounda n’est pas fonctionnelle qu’il ne bénéficie pas du privilège des 68 ans. Gallo Syr Diagne ayant décroché, il a été remplacé par le magistrat Hamady Diouf, si l’on en croit nos sources.
Alioune Ndao est parti depuis juillet dernier à la retraite
Un peu avant le désormais ex-président de la Chambre d’accusation, le magistrat Alioune Ndao avait déjà rangé ses tiroirs et dit adieu à ses collègues de la Cour d’appel de Dakar. En effet, ex 1er Avocat général près la Cour d’appel de Dakar, Alioune Ndao a pris sa retraite depuis le mois de juillet dernier. Par rapport à cette loi discriminatoire et incohérente, il a un avis bien tranché. «Tout le monde a trouvé cette loi discriminatoire, parce qu’on a ciblé un certain nombre de postes pour dire que ceux qui occupent ces postes là prennent leur retraite à 68 ans, et tout le reste à 65 ans. Le plus cocasse dans cette histoire, c’est que vous pouvez être de la même promotion, l’un accède à un poste, il va à 68 ans et l’autre qui n’accède pas à ce poste va partir à 65 ans. Ce n’est rien d’autre que de la discrimination», peste l’ancien Procureur spécial près la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). Pour Alioune Ndao, il faudrait plutôt penser à élargir cela jusqu’aux magistrats qui ont accédé au grade hors hiérarchie, à défaut de généraliser.
Alioune Ndao : «quand on vous catégorise comme un magistrat rebelle, vous avez peu de chance d’arriver à ces postes»
Mais, cette proposition, le bureau de l’Union des magistrats sénégalais (Ums) se l’est appropriée et a fait la proposition au président de la République. Mais, l’Etat, semble-t-il, est un peu réticent, brandissant la question du budget. Tout de même, cela pourrait aboutir à une suite favorable. Revenant sut cet aspect de la loi, l’ex 1er Avocat général près la Cour d’appel de Dakar considère que cela viole un principe fondamental de la constitution qui est l’égalité des citoyens devant les charges. «Qu’on arrête cette histoire de poste. Parce qu’à mon avis, l’une des conséquences, c’est que ceux qui sont visés et qui occupent ces postes sont un peu fragilisés, parce qu’ils se disent que si un jour ils perdent le poste, ils vont perdre aussi les privilèges. Donc, ils sont dans une situation de précarité et cela limite un peu leur indépendance, parce qu’ils ne voudront pas perdre le poste un jour. Le juge peut se dire mieux vaut mettre de côté cette histoire d’indépendance et donc faire ce que veut l’autorité pour garder le poste et aller jusqu’à 68 ans». Alioune Ndao regrette que l’accession à ce poste relève «du bon vouloir du prince», surtout que, précise-t-il, «il peut arriver que l’on vous nomme à un poste qui ne correspond pas à votre grade». Alioune Ndao de rigoler un peu en soutenant : «quand vous ne vous laissez pas faire, quand on vous catégorise comme un magistrat rebelle, vous avez peu de chance d’arriver à ces postes».
Un magistrat lâche : «Nous avons mal lutté !»
Selon un autre magistrat qui tient à garder l’anonymat, même si c’est légal, il y a un problème de morale qui se pose. Avant que cette loi ne soit votée à l’Assemblée nationale, l’Ums est montée au créneau pour dénoncer le caractère discriminatoire. Un combat qui n’a finalement rien donné. «Nous avons mal lutté !», peste un magistrat d’une Cour d’appel. Selon ce dernier, les magistrats devaient en faire une question «fondamentale», cruciale. Notre interlocuteur revient sur la situation précaire des magistrats «de 68 ans» qui peuvent être affectés ailleurs. Pour lui, il y a des magistrats qui peuvent travailler jusqu’à 70 ans. Il remarque que généralement ceux qui partent à l’âge de 65 ans sont bien portants, alors que parmi ceux qui bénéficient de la loi, il y en a qui ne sont pas en très bonne santé».
Alassane DRAME