Ce 28 mai va s’ouvrir la Journée nationale du dialogue sur le système politique, tel qu’annoncé par le Président Bassirou Diomaye Faye lors de son discours du 3 avril dernier. La première main tendue du Président Faye a l’opposition, mais elle ne semble pas susciter beaucoup d’engouement du côté de l’opposition. La majeure partie n’aborde même pas le sujet et Thierno Alassane Sall, qui prend la peine d’en parler, refuse d’y participer, arguant l’absence des conditions adéquates pour des concertations. Interrogé sur ces constats, Ibrahima Bakhoum, expert politique, relativise d’abord avant de mettre en garde le régime. Selon lui, le leader de Rv est en train de prendre du poil de la bête et si le pouvoir le rejoint sur son terrain, il en sortira gagnant ».
Les Échos : Comment appréciez-vous l’appel au dialogue du Président Bassirou Diomaye Faye ?
Ibrahima Bakhoum : Il n’y a rien de nouveau sous le soleil qu’un président décide d’appeler au dialogue, mais c’est rarement arrivé en période de calme plat. Généralement, c’est quand le président sent une sorte de tension qu’il appelle à des concertations pour calmer les ardeurs du camp adverse, mais également pour relancer la communication sur son image ; c’est ce que nous avions l’habitude de voir avec le président Diouf, le président Wade et le président Macky Sall.
La première chose à noter, c’est que les autorités détiennent parfois des informations que nous ne détenons pas, notamment sur le plan sécuritaire et nous sommes dans une zone un peu compliquée ces dernières années, cela peut être une source de dialogue. Il faut aussi reconnaître qu’il s’est passé beaucoup de choses dans ce pays, dans beaucoup de secteurs. On accuse le régime de vouloir restreindre la liberté d’expression, ce qui n’est pas bon en démocratie. Il y a ces dossiers judiciaires qui sont sur l’espace public. Si certains parlent de reddition des comptes, d’autres estiment que c’est un règlement de comptes. On sent aussi la frustration de certains membres de la coalition Diomaye. Les élections locales aussi arrivent dans deux ans et il ne faudrait pas laisser la situation pourrir. Un pouvoir gagne toujours à être proactif au lieu d’être réactif. Et qu’on le veuille ou non, il y a des imprévus, des attentes qui ont été déçues, la rupture totale qui était promise n’est pas effective. Il y a donc ce besoin de relancer la machine en appelant à des concertations.
Dans ce contexte de reddition des comptes, pensez-vous que ce dialogue soit productif ?
Cela dépend de qui va venir et qu’est-ce qui sera dit. Si on prend l’exemple sur les débats qu’il y a eu autour de cette actualité judiciaire, mais aussi de la question de l’amnistie et de la proposition de loi interprétative, beaucoup ont plaidé pour l’éclatement de la vérité avant le pardon. Le Président peut se dire qu’il vaut mieux s’asseoir autour d’une table pour discuter au lieu de rester dans cette situation de guéguerre. Cela peut permettre de calmer les esprits, de nettoyer les rancœurs pour que l’on reparte sur de nouvelles bases. Le Président en a besoin et au sortir de ce dialogue, il peut leur assurer une gouvernance plus inclusive, quitte à créer un nouveau gouvernement sur cette base, avec la mise en place d’un gouvernement d’union nationale. Il faut savoir que le discours de conquête de pouvoir est différent de celui pour la conservation du pouvoir. Ceux qui reprochent aux gouvernants de changer de discours dès qu’ils accèdent au pouvoir, oublient que les armes de la conquête ne peuvent pas servir à garder le pouvoir
Ne pensez-vous pas que l’Apr, dont certains des dignitaires sont traînés en justice, puisse refuser de rejoindre la table des concertations ?
C’est une sorte de ritournelle. Ceux qui accusent aujourd’hui le pouvoir avaient été accusés de la même façon. Le Pastef avait refusé la main tendue du président Sall à maintes reprises en l’accusant de ne pas dialoguer pour les intérêts du peuple. Donc c’est fort probable que l’Apr décline l’invitation du régime en lui disant qu’il ne peut pas le trainer dans la boue et vouloir discuter avec lui.
On est à quelques semaines de l’ouverture de ce dialogue et l’opposition ne manifeste visiblement aucun intérêt pour ces concertations, est-ce un bon signe ?
Au Sénégal, on ne peut pas parler d’une opposition, mais des oppositions. Il y a l’opposition dite républicaine qui ne fait pas de bruit, qui est légaliste ; une autre, beaucoup plus castagne, qui a un discours très violent mais de répétition ; et une autre opposition qui est conscient d’être très affaiblie et qui a décidé de prendre du recul pour reprendre des forces. Celle-là regarde les autres jouer aux gladiateurs tout en attendant le bon moment pour récupérer les débris et rebondir.
A noter que les leaders emblématiques de ces oppositions semblent s’être retirés. Une nouvelle vague est en train de monter et elle a besoin de se faire connaître. Thierno Alassane Sall est en train de jouer ce rôle actuellement. Il reprend du poil de la bête parce que Amadou Ba, qui est été estampillé chef de l’opposition, a visiblement d’autres cartes à jouer. La nature a horreur du vide tout comme le champ politique.
Cette situation est donc à l’avantage de Thierno Alassane Sall ?
Il y a de l’avantage et du désavantage. L’avantage, c’est qu’il va se positionner comme étant l’incontournable, celui à qui on pense directement à chaque fois qu’on parle d’opposants. D’un autre côté, il risque de sombrer dans le «trop vu, trop entendu». Cela dépend de l’attitude que les gouvernants adoptent face à lui. Si on lui oppose une communication intelligente, cela peut être un point négatif pour lui, mais si le pouvoir lui sert des répliques qui ne sont pas à la hauteur, s’il le rejoint sur son terrain, celui de la polémique, le pouvoir en sortira perdant. Si le discours de Thierno Alassane Sall est très structuré, très à point, il en récoltera les fruits. Lui envoyer l’armée des répondeurs à chaque fois qu’il fait une sortie n’est pas très productif parce qu’en général, ceux qui répondent ne le font pas intelligemment et cela va dans tous les sens. Et l’opinion ne cautionne pas cette versatilité des politiques. A chaque fois qu’une nouvelle actualité est lancée, c’est le même spectacle sur les réseaux sociaux et pour tous les camps : des faux comptes tenus par des faucons, des faux-cons et des vrais-cons. Finalement il y a une certaine lassitude des Sénégalais. Ils ont l’habitude de surprendre, il faudrait que les politiques en prennent conscience.
Et le boycott de Thierno Alassane Sall, vous le percevez comment ? A-t-il bien fait ?
A ce stade je ne peux pas être catégorique pour dire qu’il a bien fait de refuser d’aller à la table des concertations. Il est suffisamment politique pour mesurer la portée de sa décision avant de l’officialiser. Le boycott d’un dialogue n’est pas inédit. Comme je l’ai dit, le Pastef avait boycotté des appels de Macky Sall et a posteriori, on peut se dire qu’il avait raison. Attendons de voir le contenu des discussions et leurs résultats.
Ndèye Khady D. FALL
«c’est fort probable que l’Apr décline l’invitation du régime…»
«A chaque fois qu’une nouvelle actualité est lancée, c’est le même spectacle sur les réseaux sociaux et pour tous les camps : des faux comptes tenus par des faucons, des faux-cons et des vrais-cons»