Abdoul Mbaye revient à la charge. Dans cet entretien qu’il nous a accordé, l’ancien Premier ministre (avril 2012-septembre 2013) a mis à nu la situation économique du pays, caractérisée, pour lui, par une mauvaise gestion, qui a naturellement comme conséquence un ajustement structurel, que le régime tente de présenter sous des termes politiquement corrects. Sur son compagnonnage avec Macky Sall, il note que ce dernier a renié ses engagements de base, au point qu’il a du mal à comprendre comment le Macky Sall d’aujourd’hui en est arrivé à être si différent de celui qu’il a connu. Abdoul Mbaye n’a également pas raté les responsables Apr qui le traitent de mécontent, notant qu’ils sont incapables de donner un minimum de sens intellectuel et de la hauteur à un débat politique, c’est pourquoi ils se rabattent sur les attaques ad hominem. Le leader de l’Alliance pour la citoyenneté et la travail, qui reconnait qu’il est difficile d’évoluer dans le champ politique, déplore l’image de la politique et des politiciens renvoyée aux Sénégalais et le rôle prépondérant de l’argent dans le champ politique.
Les Echos : Récemment, vous avez décrié la situation économique et sociale du pays, en prédisant même une année 2020 difficile. Maintenez-vous cette appréciation et sur quoi vous basez-vous ?
Abdoul Mbaye : Je n’ai pas véritablement décrié, je n’ai fait que décrire la situation économique et en partie sociale du pays, telle qu’elle se présente. Au regard non seulement des politiques mises en place par le gouvernement, mais également au regard des conséquences de ce qu’ils ont fait. Eux, ils utiliseront des termes plus polis, plus politiquement corrects, en évoquant la restauration de l’équilibre budgétaire, la recherche d’un ralentissement de la dégradation des payements extérieurs… Mais ce qui est sûr, nous vivons une situation d’ajustement structurel, depuis au moins le début de cette année. Et cet ajustement structurel est la conséquence de mauvaises décisions, d’une mauvaise gouvernance du Sénégal. Quand vous gérez mal un pays, vous avez ça comme conséquences : déficit commercial, déficit budgétaire, déficit de payements extérieurs. Et il faut corriger tout ça par un ajustement.
Le Sénégal a régressé à l’indice de la démocratie, passant même d’un régime à démocratie imparfaite à un régime hybride, c’est-à-dire entre la démocratie et l’autoritarisme. Avez-vous fait le même constat ?
Mais nous le faisons depuis longtemps. Les observateurs étrangers viennent toujours avec un peu de retard. Nous dénonçons le recul démocratique dans ce pays depuis 2015. C’est un constat de tous les jours. Et au niveau de notre parti, on parle de soft dictature. Pourquoi soft dictature, parce que le Président Macky Sall se débrouille bien dans ses relations avec l’international. Il continue à faire croire que tout va bien. Une démocratie est affaiblie, une démocratie recule, dès lors que le principe de la séparation des pouvoirs est remis en cause par l’exécutif, qui est déjà fort. Avant même qu’il n’apporte ces modifications constitutionnelles, il y a quelques années, nous considérions que le régime présidentiel au Sénégal était un régime excessif, parce que le président de la République est une clef de voûte absolue et qu’il lui est facile de contrôler au moins l’Assemblée nationale. Mais, plus grave, on a rendu la justice particulièrement dépendante. L’appareil judiciaire est devenu une machine à écraser des opposants. Ça n’échappe à personne. C’est clair. Alors que déjà, il n’était pas très important, le pouvoir de l’Assemblée nationale, on lui a enlevé la possibilité de motion de censure contre le gouvernement, en supprimant le poste de Premier ministre. Aujourd’hui, le président de la République contrôle une Assemblée nationale à 100%. Et pourtant, les promesses du candidat Macky Sall étaient de rechercher et de mettre en place un système de démocratie renforcée, par une Assemblée nationale du citoyen, par une justice indépendante et un exécutif soucieux d’une bonne gouvernance au service des citoyens. Aujourd’hui, ce qui est mis en œuvre est en total déphasage avec ce qui était annoncé, avec un régime et un Président qui magnifient le wax-waxeet. Une trahison de sa part.
Les responsables de l’Apr vous accusent d’acharnement, car vous en voulez au Président Macky Sall, pour vous avoir limogé du poste de Premier ministre…
Vous savez, quand vous avez une opinion qui a été émise, répondez à l’opinion qui a été émise. Donnez des arguments. Non seulement nous parlons, mais nous prenons le soin d’écrire et nous faisons des productions. Il est important dans un débat politique qu’il puisse être un minimum intellectuel. Ils ont cette difficulté à prendre de la hauteur. C’est pourquoi ils s’en tiennent à des attaques ad hominem, en disant : il est fâché, il n’est pas content…
Le président lui-même a souligné que si aujourd’hui vous dites qu’il n’a pas de vision, c’est peut-être parce que c’est vous-même qui ne voyez plus….
Le programme c’est quoi ? Le programme, je le défends toujours. Vous m’entendrez toujours dire : la patrie avant le parti. Vous m’entendrez toujours dire : gouvernance sobre et vertueuse du bien public. Moi je n’ai pas bougé de mes engagements. Ce sont des engagements qui ont été pris, mais malheureusement…
Donc à votre avis, cette vision de base a été dévoyée ?
Évidemment ! c’est la réalité.
Est-ce que c’est facile pour vous de critiquer un régime que vous avez servi ? Ce n’est pas délicat.
Non, le problème n’est pas de critiquer un régime. Je critique une ligne de conduite. Dès lors qu’elle ne correspond plus à la précédente, on est obligé d’être critique. Mais je vous renvoie la question. Que disent-ils de Macky Sall qui s’oppose à Abdoulaye Wade ? Il est arrivé un moment où la ligne de conduite d‘Abdoulaye Wade ne convenait plus à Macky Sall. Macky Sall qui doit tout à Abdoulaye Wade. Je dis bien tout. Chef de service, Dg, Premier ministre, président de l’Assemblée nationale, par la grâce d’Abdoulaye Wade. C’est lui qui l’a fait. Il faut également dans notre pays qu’on se mette dans des perspectives historiques. Il est totalement logique que l’on puisse, en un moment, ne pas se retrouver dans la ligne défendue par celui qui était dans une autre posture, à partir du moment où il a changé de posture et que sa nouvelle posture ne vous convient pas. Le problème est ailleurs. Est-ce que Macky Sall est encore aujourd’hui dans la dynamique qui était la sienne en 2011-2012, avant son élection ? Est-ce que signer un décret sur la base d’un faux rapport de présentation qui permet à votre frère de bénéficier avec ses complices de puits pétrolier du Sénégal, c’est de la bonne gouvernance ? Où est le secrétariat d’Etat à la Bonne gouvernance qui a été créé au début du mandat et qui était une traduction des préoccupations principales du Président Macky Sall ? On n’en parle plus. On n’ose même plus en parler. Voilà les vraies questions qu’il faut poser. Voilà là où il faut mettre le doigt. Est-ce que c’est normal d’affaiblir à ce point les corps de contrôle de ce pays ? Au point de ne donner aucune suite aux recommandations qu’ils formulent consistant à poursuivre tel directeur de société ou d’agence ? Où est la bonne gouvernance ? C’est ça le problème. Le problème est que lui, il n’est plus dans la dynamique de la démarche qui avait créé cet engagement, en tout cas le mien. Parce que je ne devais pas à Macky Sall autre chose que servir mon pays.
Aujourd’hui, avec le recul, quels sont vos regrets et vos satisfactions après avoir servi l’Etat aux côtés de Macky Sall ?
Il n’y a aucun regret, très sincèrement. Ce fut une expérience formidable, parce que jamais à un tel niveau, je n’avais été au service de mon pays. J’ai servi mon pays à d’autres niveaux, en détachement auprès du gouvernement du Sénégal. J’ai servi mon pays dans le football, dans l’athlétisme…mais jamais à un niveau tel que celui de Premier ministre. Et je n’ai commis aucun acte qui pourrait aujourd’hui jurer avec ma morale, avec mon éthique. Je suis satisfait de ce que j’ai fait. Et très sincèrement, je ne le faisais pas pour Macky Sall, mais pour mon pays, en ayant conscience ou croyant, c’est peut-être là que je me suis trompé, que je servais une politique sincère et une sincérité politique… Bon je peux être utilisé…mais sincèrement je n’ai pas de regret
Aujourd’hui, que retenez-vous de l’homme Macky Sall que vous avez côtoyé ?
Jusqu’à présent, parfois, je me demande comment le Macky Sall d’aujourd’hui peut être à tel point différent de celui que j’ai connu ? Très sincèrement, il m’arrive de ne pas comprendre. Peut-être aussi, c’est le propre des politiciens sénégalais. Cette capacité à montrer un visage et à en cacher un autre. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas jusqu’à présent.
Vous êtes arrivé récemment dans le champ politique, avec un nouveau parti. Est-ce que c’est facile ou difficile d’évoluer dans le champ politique sénégalais ?
Ah ! C’est difficile. C’est difficile, personnellement, c’est comme ça que je l’expérimente, parce qu’il y a des habitudes ; il y a une conception de la politique, de l’homme politique des Sénégalais. Et notre ambition est d’ailleurs de changer cette conception. Les dirigeants, les hommes politiques ont réussi à faire croire aux Sénégalais que le politicien, c’est quelqu’un qui travaille pour lui ; et donc quand vous essayez de l’aider, quand vous essayer de voter pour lui, vous devez recevoir quelque chose de lui, parce que c’est lui que vous aidez. Or, l’homme politique, il se met au service des citoyens, il se met au service de son pays. Malheureusement, c’est une vieille pratique. Et il faut éveiller les consciences. Il faut réveiller les Sénégalais et leur demander d’être plus sélectifs dans le choix de leurs dirigeants, à l’occasion des élections présidentielle et législatives. Et qu’ils orientent leurs choix vers d’autres critères que les critères d’argent, d’achat de conscience.
Entretien réalisé par Mbaye THIANDOUM