Nul ne peut convaincre Babacar Thioye de l’absence de deux décisions de justice dans le traitement des affaires Khalifa Ababacar Sall et Thione Seck. Réagissant à la décision qui a fini de remettre en cause l’indépendance de certains de nos magistrats, Babacar Thioye dit que «la seule différence entre le cas de Khalifa Ababacar Sall et le cas de Thione Seck réside dans la différence de traitement judiciaire d’une même question de droit».
Les Echos : Thione Seck vient d’être libéré par le tribunal correctionnel de Dakar dans l’affaire des faux billets. Quel commentaire vous inspire cette affaire, après que les gens ont fini de croire à une libération maintenant de Khalifa Sall ?
Babacar Thioye Bâ : Naturellement, j’accueille cette victoire du droit avec beaucoup de satisfaction. C’est une décision conforme au droit national et aux engagements internationaux signés par notre pays, une décision qui garantit les droits de la défense face à la toute puissance du parquet. Le droit d’être assisté par un avocat est une garantie substantielle dans toute procédure pénale, qui s’impose aux enquêteurs et au parquet. Même si cela peut étonner dans notre pays, il faut rappeler que les enquêteurs et les procureurs ne sont pas au dessus des lois et qu’ils sont tenus de respecter les droits des individus faisant l’objet d’une procédure pénale. Pour revenir à la décision d’annulation de la procédure pénale contre Thione Seck par le tribunal correctionnel de Dakar, il faut espérer qu’elle ne soit pas un cas d’espèce, mais une véritable jurisprudence appliquée par toutes les juridictions de notre pays. Après, je ne peux pas apprécier cette décision sans la mettre en relation avec la décision prononcée par le même tribunal, dans l’affaire de la caisse d’avance de la Ville de Dakar.
Pourtant, Me Ousmane Sèye, un grand avocat, dit que les deux affaires n’ont rien à voir. Il n’y a pas de comparaison possible…
Comme si la routine du mensonge pouvait avoir des vertus persuasives, certains cherchent à nous faire croire que ces deux cas sont différents. La seule différence entre le cas de Khalifa Ababacar Sall et le cas de Thione Seck réside dans la différence de traitement judiciaire d’une même question de droit. Tout dans ces deux cas, en tout cas en ce qui concerne la violation du droit à être assisté par un avocat, renvoie à la même question. Et à ce titre, je voudrais relever la motivation du juge Maguette Diop qui, en l’espèce, est le meilleur avocat de Khalifa Ababacar Sall.
Mais en quoi ces deux affaires sont-elles identiques, quand on sait que c’est à la suite d’un rapport de l’Inspection générale des finances que Khalifa Sall a été arrêté ?
Comme Thione Seck, Khalifa Ababacar Sall avait saisi la Chambre d’accusation d’une requête en annulation de la procédure tirée de la violation de son droit à être assisté par un avocat. Comme pour Thione Seck, cette requête a été rejetée par la Chambre d’accusation. Mais, contrairement au juge Malick Lamotte qui a jugé Khalifa Ababacar Sall, le juge Maguette Diop a considéré dans l’affaire Thione Seck que cette décision de la Chambre d’accusation n’était pas revêtue de l’autorité de la chose jugée et ne pouvait pas faire obstacle à une décision du juge du fond sur la même question. Mieux, dans l‘affaire Thione Seck, le juge Maguette Diop, comme pour répondre au juge Demba Kandji, a clairement indiqué dans la motivation de sa décision que les textes communautaires s’imposent aux Etats et que les juges ont l’obligation de les appliquer. Enfin, pour motiver davantage sa décision dans l‘affaire Thione Seck, le juge Maguette Diop a rappelé l’effet de contagion de la nullité, indiquant clairement que l’annulation du procès-verbal d’enquête préliminaire entraine la nullité de tous les autres actes et de la procédure. Au contraire de la Cour d’appel de Dakar qui, dans l’affaire de la caisse d’avance de la Ville de Dakar, a décidé d’annuler les procès-verbaux d’enquête préliminaire de la police, en maintenant les poursuites fondées sur le rapport de l’Ige. Or, c’est une grossièreté de fonder les poursuites contre Khalifa Ababacar Sall sur le rapport de l’Ige. D’abord, parce que le rapport de l’Ige, qui n’est toujours pas déclassé, n’est pas dans le dossier. Ensuite, et c’est tout aussi important, la base des poursuites, c’est le réquisitoire introductif du procureur qui s’est fondé sur les procès-verbaux d’enquête de police pour saisir le Doyen des juges d’instruction. En conséquence, la Cour d’appel de Dakar, qui a annulé les procès-verbaux de police, devait annuler le réquisitoire introductif du procureur, les autres actes de procédure et toute la procédure. Enfin, le rapport de l’Ige dont il est question ne relève aucune faute pénale de nature à justifier des poursuites contre Khalifa Ababacar Sall et ses collaborateurs.
Je rappelle que dans son rapport, l’Ige avait recommandé l’ouverture d’une information judiciaire sur deux points : les conditions de création de la caisse d’avance et l’utilisation des fonds de la caisse d’avance. Si cette information judiciaire avait été menée avec sérénité et impartialité, sans pression politique et dans le respect du droit à un procès équitable, je suis convaincu qu’elle aurait abouti à un non-lieu pour Khalifa Ababacar Sall et ses collaborateurs. L’instruction a été menée uniquement à charge, en se contentant du réquisitoire introductif duprocureur soumis à l’autorité du ministre de la Justice et donc du président de la République, démontrant ainsi une soumission aveugle aux demandes du parquet.Or, la garantie du droit à un procès équitable et des droits de la défense auraient dû incliner le Doyen des juges d’instruction à instruire à décharge, à effectuer des investigations et à interroger des témoins, avant de prendre des décisions en toute indépendance.
Quelle suite comptez-vous donner à cette affaire ?
Il faut plutôt poser cette question à ceux qui doivent être embarrassés par cette contrariété de jugements et qui ont transformé les décisions de justice en variables d’ajustement politique. Il est clair que cette situation malaisée devrait inciter les acteurs judiciaires, singulièrement les juges, à comprendre que la crédibilité de notre système judiciaire dépend exclusivement de l’intégrité des décisions de justiceet que les décisions rendues sous la pression du pouvoir exécutif à des fins de liquidation d’adversaires politiques fragilisent notre système judiciaire et entament le lien de confiance entre la justice et les justiciables.
Madou MBODJ