Jamais, texte n’a aussi mal porté son titre. Dans une tribune publiée avant-hier, l’universitaire sénégalais Felwine Sarr fait part de son indignation du traitement raciste dont l’Afrique fait objet depuis le début de la pandémie du coronavirus. Mais, alors qu’il promet de prendre la parole après la crise, l’excellent professeur n’a pas pu résister à la tentation de la réplique face à ce qu’il appelle «la vieille condescendance raciste qui méprise la réalité». Mais l’économiste ne se limite pas qu’aux autres. Il décrit également la brutalité policière aux premiers jours du couvre-feu, ou encore la nomination du commissaire Arona Sy.
Le coronavirus continue sa progression dans presque tous les pays du Nord. Beaucoup de pays européens, comme la France, vont entrer en récession. Les États-Unis, première puissance mondiale, est presque à terre, surpris par une vague épidémique qui ne fait pas de différence entre riche et pauvre ou entre noir et blanc. En Angleterre, le Premier ministre Boris Johnson était encore à l’hôpital jusqu'à hier. En définitive, c’est le monde occidental qui fait le plus les frais de la pandémie née en Chine à la fin de l’année 2019. Pourtant, c’est à l’Afrique, jusqu’ici le continent le moins touché, qu’on prédit le pire. Et ce n’est pour plaire à certains d’entre nous. Felwine Sarr est de ceux-là qui ne digèrent pas les prédictions de l’apocalypse en Afrique.
Dans une tribune signée en début de semaine dans un média allemand, l’universitaire sénégalais promet : «nous parlerons après la crise !». Mais déjà, l’économiste a tenu à dire à qui veut l’entendre ses quatre vérités. Indigné du traitement raciste dont l’Afrique fait objet depuis le début de la pandémie du coronavirus, le professeur n’y est pas allé en douce. «Étranges moments où la vie est réduite à ses fonctions élémentaires, biologique, végétative. Dans lequel vous vous limitez au maintien de votre santé. Et donc évitez l'autre, porteur potentiel de cette maladie insidieuse et invisible. Étrange moment où vous réalisez que vivre est plus que vous maintenir en vie, cela signifie vivre avec les autres, en relation avec les autres», introduit-il.
Dakar, de ville où les proxémies sont fortes à ville fantôme
Décrivant Dakar, une ville où les proxémies sont fortes, l’économiste indique qu’au Sénégal, on se salue en se touchant. «Vous vous serrez la main. Parfois, vous les mettez sur le front et le cœur de l'autre personne. La vie signifie être ensemble. Vous formez des groupes, sur des bancs, dans les entrées des maisons, pour le thé, dans les stands de nourriture, dans les bus. Vous formez un corps social». Et sans transition, l’écrivain aborde la situation actuelle. «La ville est fantomatique. La peur a frappé les âmes. Surtout, celle des citadins, qui sont connectés à leurs écrans 24h/24 et fournissent toujours les mêmes informations, ad nauseam. Le nombre croissant de personnes infectées. La mort qui broie et tond. Déficits du système de santé. La peur. Ayez toujours peur», invite-t-il.
«La crise est un cadeau pour les puissants à resserrer les vis»
La peur qui est l’origine de l’instauration du couvre-feu qui va de 20 heures à 6 heures du matin. «Le premier jour, la police a battu tous ceux qui étaient en retard. Des adolescents, des chauffeurs de taxi, des pères à leurs portes. Infirmières et infirmières qui n'ont pas pu trouver d'autobus pour rentrer chez elles. Cette culture de la violence d'État remonte à l'époque coloniale», assure-t-il, indiquant que nos États postcoloniaux l’ont adoptée à leurs fins. «Le peuple, un bétail qui est tenu en échec au lieu d'être nettoyé. Le président de ce pays a nommé un commissaire pour cette tâche, qui a acquis une notoriété grâce à la brutalité avec laquelle il a agi lors des manifestations de 2012 contre le troisième mandat d'Abdoulaye Wade. A cette époque, il y avait une dizaine de morts. La crise est un cadeau pour les puissants à resserrer les vis», déplore-t-il.
En France, déplore-t-il, ils profitent de la situation pour chasser et rapatrier les immigrés clandestins, gagner du terrain dans les banlieues dites difficiles, et ainsi frapper les groupes marginalisés, les pauvres, les noirs, les arabes. «Au Sénégal, en Côte d'Ivoire, au Burkina Faso, ils sont utilisés pour forcer les gens sous le knout ou le fouet d'hippopotame. Un problème de santé publique se transforme en un problème de maintien de l'ordre. Attaquez ceux qui sont les plus vulnérables au lieu de leur apporter un soutien», fustige l’universitaire qui promet encore de prendre la parole après la crise.
Toujours la vieille condescendance raciste…
En effet, constatant que l'Afrique est le continent le moins touché, car c'est la moindre partie de la mobilité mondiale, il jubile presque en ces mots : «cette fois, l'épidémie ne vient pas d'ici».
«Néanmoins, l'Oms exige que le continent se réveille et se prépare au pire, et Antonio Guterres, le secrétaire général de l'Onu, dit qu'il y aura des millions de morts ici. Toujours la vieille condescendance raciste qui ne prend pas la peine de percevoir la réalité», se désole encore l’universitaire.
Mais s’il en est ainsi, c’est que, remarque-t-il, l'Afrique est une réalité imaginaire. «Peu importe que la plupart des pays africains aient pris des mesures drastiques à un stade très précoce pendant que certains pays européens dormaient. On nous dit le pire. C'est l'Afrique ! Il est inconcevable que le continent s'en tire à la légère. On oublie que l'Afrique a une longue histoire de maladies infectieuses. Et une plus grande résilience aux chocs. Nous parlerons après la crise !», assure Felwine Sarr.
«Le virus est le résultat de l'orgueil d'un quart de l'humanité : des Européens et des Américains, et maintenant aussi des Chinois»
Pour lui, le virus est le résultat de l'Anthropocène, une destruction de la biodiversité par un mode de production capitaliste irréfléchi et l'orgueil d'un quart de l'humanité, des Européens et des Américains, et maintenant aussi des Chinois. «Le monde entier paie le prix de leur frivolité et de leur égoïsme. Ce virus révèle la vulnérabilité de la société mondiale, ses inégalités, son manque de solidarité. Cela nous rappelle que nous partageons tous le même sort. Personne n'échappera aux effets de la crise écologique déjà en cours», ajoute le professeur à l’Université de Saint-Louis, assurant que depuis l'arrêt forcé de l'hyperproduction industrielle, les rivières et les ruisseaux respirent mieux, les poissons reviennent. «J'ai rarement connu un air aussi bon sur la corniche de Dakar que ces derniers jours. Mais nous ne maîtrisons pas mieux l'art que celui de l'oubli. Il est à craindre qu'après la crise, nous ne nous souvenions plus du signe que Covid-19 nous a donné. Pourquoi sommes-nous si aveugles ? Pourquoi aucune alarme n'est-elle suffisamment violente pour nous empêcher de courir contre le mur ? », demande-t-il.
«Nous ne maîtrisons pas mieux l'art que celui de l'oubli»
Par contre, ce dont il semble sûr, c’est que «jusqu'à présent, la consommation, le statut et l'envie de se développer ont assuré la survie». Alors maintenant, dit-il, ils le mettent en danger. «Depuis le Précambrien, notre cerveau a été programmé pour assurer la survie: manger, se reproduire, stocker des informations, atteindre un statut social, découvrir de nouveaux domaines. Le cerveau le fait en récompensant les comportements dopaminergiques qui assurent la survie. Le ‘’bug humain’’ est ce que le neurobiologiste Sébastien Bohler appelle. Ce bug nous fait consommer de plus en plus. Ce principe, qui jusqu'à présent a assuré notre survie, menace aujourd'hui», se désole Felwine Sarr, se demandant comment devons-nous nous retenir lorsque notre cerveau nous pousse vers l'orgueil ? «La religion et les conventions sociales nous modèrent, avec un succès limité. Mais le mantra de la jouissance décomplexée est le plus partagé au monde», se désole-t-il encore.
Avant de conclure en ces termes : «Que faire ? Abandonnez le rêve d'hyperconsommation. Pour ceux du Nord industrialisé, cela signifie un sevrage laborieux de la consommation. Pour ceux du Sud qui vivent dans un état de misère forcée, cela signifie renoncer à l'image rêvée de la modernité industrielle occidentale et à ce modèle de civilisation. Inventez-en un autre. Cette crise en est l'occasion».
Sidy Djimby NDAO
Le coronavirus continue sa progression dans presque tous les pays du Nord. Beaucoup de pays européens, comme la France, vont entrer en récession. Les États-Unis, première puissance mondiale, est presque à terre, surpris par une vague épidémique qui ne fait pas de différence entre riche et pauvre ou entre noir et blanc. En Angleterre, le Premier ministre Boris Johnson était encore à l’hôpital jusqu'à hier. En définitive, c’est le monde occidental qui fait le plus les frais de la pandémie née en Chine à la fin de l’année 2019. Pourtant, c’est à l’Afrique, jusqu’ici le continent le moins touché, qu’on prédit le pire. Et ce n’est pour plaire à certains d’entre nous. Felwine Sarr est de ceux-là qui ne digèrent pas les prédictions de l’apocalypse en Afrique.
Dans une tribune signée en début de semaine dans un média allemand, l’universitaire sénégalais promet : «nous parlerons après la crise !». Mais déjà, l’économiste a tenu à dire à qui veut l’entendre ses quatre vérités. Indigné du traitement raciste dont l’Afrique fait objet depuis le début de la pandémie du coronavirus, le professeur n’y est pas allé en douce. «Étranges moments où la vie est réduite à ses fonctions élémentaires, biologique, végétative. Dans lequel vous vous limitez au maintien de votre santé. Et donc évitez l'autre, porteur potentiel de cette maladie insidieuse et invisible. Étrange moment où vous réalisez que vivre est plus que vous maintenir en vie, cela signifie vivre avec les autres, en relation avec les autres», introduit-il.
Dakar, de ville où les proxémies sont fortes à ville fantôme
Décrivant Dakar, une ville où les proxémies sont fortes, l’économiste indique qu’au Sénégal, on se salue en se touchant. «Vous vous serrez la main. Parfois, vous les mettez sur le front et le cœur de l'autre personne. La vie signifie être ensemble. Vous formez des groupes, sur des bancs, dans les entrées des maisons, pour le thé, dans les stands de nourriture, dans les bus. Vous formez un corps social». Et sans transition, l’écrivain aborde la situation actuelle. «La ville est fantomatique. La peur a frappé les âmes. Surtout, celle des citadins, qui sont connectés à leurs écrans 24h/24 et fournissent toujours les mêmes informations, ad nauseam. Le nombre croissant de personnes infectées. La mort qui broie et tond. Déficits du système de santé. La peur. Ayez toujours peur», invite-t-il.
«La crise est un cadeau pour les puissants à resserrer les vis»
La peur qui est l’origine de l’instauration du couvre-feu qui va de 20 heures à 6 heures du matin. «Le premier jour, la police a battu tous ceux qui étaient en retard. Des adolescents, des chauffeurs de taxi, des pères à leurs portes. Infirmières et infirmières qui n'ont pas pu trouver d'autobus pour rentrer chez elles. Cette culture de la violence d'État remonte à l'époque coloniale», assure-t-il, indiquant que nos États postcoloniaux l’ont adoptée à leurs fins. «Le peuple, un bétail qui est tenu en échec au lieu d'être nettoyé. Le président de ce pays a nommé un commissaire pour cette tâche, qui a acquis une notoriété grâce à la brutalité avec laquelle il a agi lors des manifestations de 2012 contre le troisième mandat d'Abdoulaye Wade. A cette époque, il y avait une dizaine de morts. La crise est un cadeau pour les puissants à resserrer les vis», déplore-t-il.
En France, déplore-t-il, ils profitent de la situation pour chasser et rapatrier les immigrés clandestins, gagner du terrain dans les banlieues dites difficiles, et ainsi frapper les groupes marginalisés, les pauvres, les noirs, les arabes. «Au Sénégal, en Côte d'Ivoire, au Burkina Faso, ils sont utilisés pour forcer les gens sous le knout ou le fouet d'hippopotame. Un problème de santé publique se transforme en un problème de maintien de l'ordre. Attaquez ceux qui sont les plus vulnérables au lieu de leur apporter un soutien», fustige l’universitaire qui promet encore de prendre la parole après la crise.
Toujours la vieille condescendance raciste…
En effet, constatant que l'Afrique est le continent le moins touché, car c'est la moindre partie de la mobilité mondiale, il jubile presque en ces mots : «cette fois, l'épidémie ne vient pas d'ici».
«Néanmoins, l'Oms exige que le continent se réveille et se prépare au pire, et Antonio Guterres, le secrétaire général de l'Onu, dit qu'il y aura des millions de morts ici. Toujours la vieille condescendance raciste qui ne prend pas la peine de percevoir la réalité», se désole encore l’universitaire.
Mais s’il en est ainsi, c’est que, remarque-t-il, l'Afrique est une réalité imaginaire. «Peu importe que la plupart des pays africains aient pris des mesures drastiques à un stade très précoce pendant que certains pays européens dormaient. On nous dit le pire. C'est l'Afrique ! Il est inconcevable que le continent s'en tire à la légère. On oublie que l'Afrique a une longue histoire de maladies infectieuses. Et une plus grande résilience aux chocs. Nous parlerons après la crise !», assure Felwine Sarr.
«Le virus est le résultat de l'orgueil d'un quart de l'humanité : des Européens et des Américains, et maintenant aussi des Chinois»
Pour lui, le virus est le résultat de l'Anthropocène, une destruction de la biodiversité par un mode de production capitaliste irréfléchi et l'orgueil d'un quart de l'humanité, des Européens et des Américains, et maintenant aussi des Chinois. «Le monde entier paie le prix de leur frivolité et de leur égoïsme. Ce virus révèle la vulnérabilité de la société mondiale, ses inégalités, son manque de solidarité. Cela nous rappelle que nous partageons tous le même sort. Personne n'échappera aux effets de la crise écologique déjà en cours», ajoute le professeur à l’Université de Saint-Louis, assurant que depuis l'arrêt forcé de l'hyperproduction industrielle, les rivières et les ruisseaux respirent mieux, les poissons reviennent. «J'ai rarement connu un air aussi bon sur la corniche de Dakar que ces derniers jours. Mais nous ne maîtrisons pas mieux l'art que celui de l'oubli. Il est à craindre qu'après la crise, nous ne nous souvenions plus du signe que Covid-19 nous a donné. Pourquoi sommes-nous si aveugles ? Pourquoi aucune alarme n'est-elle suffisamment violente pour nous empêcher de courir contre le mur ? », demande-t-il.
«Nous ne maîtrisons pas mieux l'art que celui de l'oubli»
Par contre, ce dont il semble sûr, c’est que «jusqu'à présent, la consommation, le statut et l'envie de se développer ont assuré la survie». Alors maintenant, dit-il, ils le mettent en danger. «Depuis le Précambrien, notre cerveau a été programmé pour assurer la survie: manger, se reproduire, stocker des informations, atteindre un statut social, découvrir de nouveaux domaines. Le cerveau le fait en récompensant les comportements dopaminergiques qui assurent la survie. Le ‘’bug humain’’ est ce que le neurobiologiste Sébastien Bohler appelle. Ce bug nous fait consommer de plus en plus. Ce principe, qui jusqu'à présent a assuré notre survie, menace aujourd'hui», se désole Felwine Sarr, se demandant comment devons-nous nous retenir lorsque notre cerveau nous pousse vers l'orgueil ? «La religion et les conventions sociales nous modèrent, avec un succès limité. Mais le mantra de la jouissance décomplexée est le plus partagé au monde», se désole-t-il encore.
Avant de conclure en ces termes : «Que faire ? Abandonnez le rêve d'hyperconsommation. Pour ceux du Nord industrialisé, cela signifie un sevrage laborieux de la consommation. Pour ceux du Sud qui vivent dans un état de misère forcée, cela signifie renoncer à l'image rêvée de la modernité industrielle occidentale et à ce modèle de civilisation. Inventez-en un autre. Cette crise en est l'occasion».
Sidy Djimby NDAO