C’est à travers les colonnes du journal «Le Monde», à quelques jours de la date marquant les événements de mars 2021 qui ont couté la vie à 14 jeunes, que AdjiSarr a choisi de revenir sur son histoire. La «paria», comme l’appellent nos confrères, remonte le temps, accuse de plus belle le leader de Pastef et s’étonne qu’il ait été élu maire de Ziguinchor.
A 22 ans, aujourd’hui, AdjiSarr vit comme une prisonnière dans son propre pays. En témoignent les trois policiers qui la suivent comme son ombre pour la protéger, d’après le journal. Sans compter ses changements fréquents d’adresse (cinq en un an) et de numéro de téléphone.
«Après le premier viol, sous le choc, j’ai fui dans mon village»
Le journal «Le Monde» qui s’est intéressé à cette affaire a rencontré AdjiSarr. Cette dernière, qui n’a pas fait de sortie depuis longtemps, a confié ses souffrances à nos confrères. «Tout un pays m’accuse d’être responsable de ces morts. C’est très lourd. Mais je ne veux plus rester silencieuse, je dois donner ma version des faits.». AdjiSarr de remonter le temps. «La première fois, au moment de se déshabiller pour le massage, il a déposé ses deux armes sur une table. Cela m’a intimidée. Après la prestation, il a réclamé un “plus”. J’ai refusé. Il a insisté et m’a violée. Il me répétait qu’il serait le futur président du Sénégal et que je n’avais pas intérêt à parler, que personne ne me croirait», dit-elle. La masseuse de Sweet Beauty de révéler : «après le premier viol, sous le choc, j’ai fui dans mon village. Mais sans mon salaire de 60.000 francs Cfa (92 euros), je ne pouvais plus payer les frais de santé de ma tante malade, qui m’a élevée. Et la gérante du salon m’avait promis que cela ne se reproduirait plus».
AdjiSarr dit avoir été incapable de s’asseoir pendant une semaine après avoir subi les ‘’préférences sexuelles extrêmes’’ de Sonko
AdjiSarr reprend alors son boulot. Mais, poursuit-elle, «le mec», comme elle l’appelle, serait revenu le 21 décembre 2020. «J’ai eu la peur de ma vie en ouvrant la porte.» D’après son récit, repris par ‘’Le Monde’’, il la viole deux fois dans un bain à remous après un massage classique. En raison de son état – la jeune femme affirme avoir été incapable de s’asseoir pendant une semaine –, ses collègues l’auraient encouragée à porter plainte, ce qu’elle finira par faire, le 2 février 2021.
La veille, Ousmane Sonko aurait fait irruption dans l’établissement en plein couvre-feu imposé dans le cadre de la lutte contre la pandémie. A l’issue d’une séance à quatre mains, il aurait profité du départ de la deuxième masseuse pour agresser à nouveau AdjiSarr, raconte la plaignante. Elle comprend qu’il «ne s’arrêtera jamais» : «Il m’a dit qu’il ne pouvait pas imposer ses préférences sexuelles extrêmes à ses épouses très pieuses.» C’est Sidy Ahmed Mbaye, un ami et voisin, à qui elle s’était déjà confiée, qui la conduit à l’hôpital. Le lendemain matin, ils se rendent à la section de recherche de la gendarmerie de Colobane pour déposer plainte.
Pendant ces cinq jours, AdjiSarr suit depuis la chambre d’une amie le basculement de son pays dans une violence inouïe. «Quand j’ai vu que des jeunes étaient prêts à mourir pour lui, j’ai compris qu’il avait gagné.» Les avocats de la jeune femme organisent alors la riposte. Le 17 mars 2021, elle décrit, la tête recouverte d’un voile, les assauts supposés devant une presse suspicieuse. «Un moment humiliant. Tout ça pour qu’on ne me croie toujours pas.» Parfois, un sentiment d’amertume gagne la jeune femme : «j’ai tout perdu, regrette-t-elle. Sonko est perçu comme une victime. Si j’avais su, j’aurais continué à subir sa violence. Cela aurait été un moindre mal.»
Incapable de s’acheter une culotte, plusieurs tentatives de suicide, Dieu son seul espoir
AdjiSarr ne cache pas sa colère envers l’Etat et les associations féministes. «Ici, les féministes n’osent pas défier les hommes puissants et choisissent leurs combats en fonction des personnes incriminées. Pourquoi ne m’ont-elles pas soutenue ?» Contactées, les organisations historiques affirment vouloir «laisser la justice faire son travail». Sans ressources et sans diplôme, orpheline de mère et non reconnue à la naissance par son père, AdjiSarr affirme survivre grâce aux dons d’une association, qui refuse de révéler son nom «pour des raisons de sécurité».
«Les gens pensent que j’ai été payée par l’Etat pour accuser Sonko. Pourtant, je n’ai même pas de quoi m’acheter des culottes», enrage-t-elle. La jeune femme dit souffrir de stress post-traumatique consécutif aux viols présumés et affirme avoir fait plusieurs tentatives de suicide. Elle assure vivre recluse avec une tante maternelle. Pour des raisons de sécurité, toute sortie doit être mûrement organisée en amont. Elle ne s’y risque plus. Elle décrit un quotidien rythmé par de courtes siestes agitées, l’écriture d’un livre et la prière : «Dieu est mon seul espoir. Je ne crois pas en la justice de mon pays, car celle-ci et l’Etat craignent Sonko. C’est un homme de terreur.»
Recroquevillée sur son fauteuil, elle dépeint la peur qui s’est amplifiée depuis qu’Ousmane Sonko a pris la mairie de Ziguinchor. «J’ai pleuré toute la nuit quand je l’ai appris. Si des gens ont élu un homme accusé de viols, ils voteront pour qu’il soit président un jour», s’insurge-t-elle.
Espoir de quitter le pays
AdjiSarr espère désormais quitter le Sénégal, où elle ne peut «même plus sortir sur son balcon», pour rejoindre un pays où elle pourra se reconstruire. Cette affaire l’a rendue «très forte», assure-t-elle. «Je veux devenir une féministe engagée pour défendre les victimes comme moi, qu’on ne croit pas.» En novembre 2021, elle est sortie d’un long silence pour soutenir, dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, Ndèye Fatima Dione, Miss Sénégal 2020, qui avait affirmé avoir été victime de viol. «J’espère que, cette fois-ci, l’Etat va prendre ses responsabilités pour protéger ses filles.»