Thierno Alassane Sall est amer. Et il ne manque jamais l’occasion de crier son amertume. Dans cette deuxième et dernière partie de l’entretien qu’il a accordé à «Les Echos», le patron de la «République des Valeurs» estime que si les dérives sous l’ancien régime étaient à une échelle de répétition artisanale, là, on est allé à une échelle industrielle. Thierno Alassane Sall qui fustige l’attribution de la gestion de l’aéroport Blaise Diagne à la société turque LAS, parle d’une éventuelle rencontre avec Wade, le «cas» Idrissa Seck et ce qu’il devient
Les Echos : Vous êtes spécialiste de l’aviation civile, vous vous êtes insurgé contre l’attribution de la gestion de l’aéroport internationale Blaise Diagne à LAS. Qu’est-ce qui vous choque autant sur cette attribution ?
Thierno Alassane Sall : Les lois de ce pays disent que pour une concession d’une infrastructure publique aussi importante, il faut procéder par appel d’offres, parce qu’on lie l’Etat pour 25 ou 30 ans. Ce que je dénonçais avec Fraport, c’est ce que je dénonce actuellement, où même pire. Abdoulaye Wade, quel que soit ce qu’on peut lui reprocher, avait pris le soin d’organiser un appel d’offres international, et c’est sur cette base que Fraport est venu… Moi, en tant que membre de l’aviation civile du Sénégal, étant opposant, j’ai dénoncé et étant ministre, j’ai dénoncé. J’ai tout fait pour qu’ils sortent et qu’on organise les conditions meilleures pour l’exploitation de cet aéroport. Mais plutôt que d’organiser les conditions meilleures, on a organisé les conditions pires. La société turque en question, qui est montée avec la société sénégalaise, qu’on me dise dans quel aéroport au monde ils opèrent, qu’on me dise le cahier des charges qu’ils ont reçu, qu’on me dise quel appel d’offres international a permis de dire que c’étaient les meilleurs du moment pour notre aéroport et pour la durée retenue. On fait semblant de faire croire aux Sénégalais qu’ils ont tout gagné, parce que les Turcs ont accepté de nous donner 20%. Nom de Dieu ! Nous, on avait 100% de notre aéroport. C’est nous qui devrions donner la gestion dans les conditions qui sont les meilleures pour nous. D’autant que le remboursement de la construction de l’aéroport est assis sur la Redevance de développement des infrastructures aéroportuaires (Rdia), qui est payée par les voyageurs, indépendamment des recettes aéroportuaires. Par ailleurs, les Sénégalais doivent s’intéresser à qui on a donné les boutiques de freeshop, à qui on a donné le Handling, les salons business… Dans quelles conditions, à qui ? Pour quelles raisons on organise ainsi l’exploitation de l’aéroport, entre un club d’amis, sans qu’il y ait ni appel d’offres, ni informations du grand public. C’est ce qu’on a reproché au régime d’Abdoulaye Wade, à une échelle beaucoup moindre, parce qu’il ne s’agissait que de SHS. Personne ne peut dire aujourd’hui sur quels critères ont été choisies les deux sociétés turques, qui sont des sociétés de construction de Btp et pas d’exploitation d’aéroport, associées à l’Aibd. Dans quelles conditions on a mis en place AAS, qui nous a valu le plus gros accident dans un aéroport dans le monde. On a vu de charriots aller partout, dans tous les sens, comme si c’était l’anarchie totale. Dans quelles conditions AAS a été créée en liquidant toutes les sociétés sénégalaises. Et c’est ce qui se passe dans beaucoup de secteurs. On assiste à une recolonisation de notre pays. On donne des pans entiers de notre économie à des sociétés étrangères. C’est le contraire de ce pour quoi on est entré en politique.
Thierno Alassane Sall regrette-t-il autant d’avoir combattu en 2012 ?
Absolument pas ! Je pense qu’on avait fondamentalement raison et je pense que ce serait faire preuve d’un peu d’amnésie que de vouloir, face à la situation actuelle, nier tout. On était quand même à la veille de supprimer le second tour au Sénégal. On était aussi dans le respect des valeurs dont on parle souvent : la transhumance, les rapports de lge à foison et qui n’ont aucun suivi de la part des autorités. On était dans les conditions de création de Sénégal Airlines pour les beaux yeux de quelqu’un. Mais, si les dérives étaient, sous l’ancien régime, à une échelle de répétition artisanale, là, on est allé à une échelle industrielle. Parce qu’on s’est aperçu qu’au fond, le peuple sénégalais, ses capacités de résistance face à de telles pratiques sont très faibles. Aujourd’hui, nous sommes les rares à parler. Même pour certains, dire que Thierno Sall a raison, c’est soutenir sa position politique. Or tout ce qu’on dit, c’est fondamentalement des questions d’intérêts nationaux.
Vous êtes en train de dire que le régime actuel est en train de faire pire que le régime précédent ?
C’est la continuation de ce qui se faisait. L’exemple le plus patent, c’est le contrat Petrotim. Je n’ai pas suffisamment insisté là-dessus, mais des citoyens sénégalais ont dû organiser le fait qu’entre les deux tours, le décret signé par le Président Abdoulaye Wade et contresigné par Souleymane Ndéné Ndiaye n’ait pas été numéroté. Ce sont des héros anonymes, comme il en existe partout. Des gens qui sauvent leur pays et qui donnent au Président Macky Sall l’occasion de revenir sur une page blanche et d’opérer les ruptures. Mais il y a eu continuité. Sur l’aéroport, il y a eu pire, peut-être, et sur d’autres aspects encore. Comme vous m’amenez à la comparaison, sur bien des aspects, quand même, le vieux (Ndlr : Me Abdoulaye Wade) avait une posture beaucoup plus nationaliste. C’est incontestable.
Est-ce que vous avez rencontré le Président Wade depuis que vous avez créé votre parti ?
La question ne se pose pas. Je n’en éprouve pas le besoin ; il n’en éprouve pas le besoin. Peut-être après les élections. En tout cas, je lui souhaite une excellente santé ; je lui souhaite de garder toute sa lucidité et sa capacité d’analyse, parce qu’il dirige les responsables d’un des partis majeurs du Sénégal. Et la démocratie a besoin des partis majeurs. Le Pds est l’un des partis les plus importants du pays. Sa présence dans l’opposition est fondamentale.
Thierno Alassane Sall est présenté comme quelqu’un de carré. Est-ce qu’il y a des hommes politiques à qui vous fermez totalement la porte et d’autres avec qui vous pouvez travailler ?
Carré ? Je ne vois pas d’abord pourquoi je serai un homme carré. Vous savez, ce qui est toléré ici au Sénégal, au point où ça passe comme un problème, dans tous les pays qui se veulent avancés et développés, qui ont des normes et des valeurs, beaucoup d’entre nous seraient disqualifiés. Ce que je n’accepte pas et qui me vaut qu’on dise que je suis carré, je passerai pour un homme normal dans un pays normal, aux Etats-Unis, en France, à Singapour, au Cap-Vert, à côté. Si nous voulons que notre pays aille de l’avant, il nous faut les plus hautes normes au monde. Il ne faut pas choisir les normes ou le «masla», le trop de «masla» et autre. On ne peut pas accepter que, pour nos nations, qui ont connu les blessures les plus profondes dans l’histoire, les humiliations les plus atroces, qu’aucun autre pays n’a connues, qu’on continue à faire notre «taf yeungueul»…nos «masla» et qu’on continue à ricaner de nous, parce que nous sommes partisans du moindre effort et du «masla». Si je dois m’entendre avec les gens avec qui je partage ce minimum, tant pis pour moi. Ce n’est pas difficile ; mais je pense aussi que c’est le difficile qui est le chemin.
Une nouvelle collaboration avec Macky Sall, c’est dans l’ordre du possible ?
Je ne le souhaite pas. On a eu des ruptures sur les valeurs les plus fondamentales que je viens d’énoncer. Je pense que son bilan est sans appel. Vous avez vu le Fmi, récemment. Il a dressé un bilan, disant qu’il y a des tensions de trésorerie, qu’on risque d’avoir un déficit budgétaire de 115 milliards…. Vous avez vu aujourd’hui que les restaurants universitaires étaient fermés. Ce qui nous avait valu plusieurs fois des drames. Vous constaterez que pour la première fois, depuis des lustres, le Nord du pays a dû faire face à des situations d’insécurité alimentaire et recourir à l’aide du Programme alimentaire mondial. Cela, l’année même où on nous avait dit qu’il y aurait l’autosuffisance en riz, parce que le programme magistralement imaginé devait nous amener à l’autosuffisance en riz. On a dépensé beaucoup d’argent, en pure perte. Et je me demande entre l’échec économique et la défaite morale que constitue le fait d’accepter des choses qu’on ne doit pas accepter, dans un pays qui se veut moderne et développé, lequel est le plus grave. Par exemple, la gestion de La Poste, décriée par tout le monde et qui est aux antipodes de tout ce qui peut se faire dans un pays normal, civilisé. Ça me rappelle le Zaïre de Mobutu. Je ne parle pas du point de vue de la gestion politique, mais de cette stratégie de la terre brûlée. Des sociétés d’Etat avec un déficit alarmant, parce que la masse salariale fait 1,3 ou 1,4 fois le chiffre d’affaires. Qu’on institutionnalise la transhumance jusqu’à ce que même les jeunes du pays ne croient plus en la politique, à leurs leaders. Toutes nos élites semblent désarmées et déboussolées.
En un mot, vous n’allez plus collaborer avec Macky Sall ?
Vous m’offrez, encore une fois, l’occasion de dire que nous sommes de ceux qui ont été irrigués par Cheikh Anta…
Vous n’avez pas répondu…
Je vais vous répondre. Nos pères, c’est les Cheikh Anta, les Césaire, les David Diop… Tous ceux qui ont voulu nous faire croire que nous sommes les égaux des autres. Au jour d’aujourd’hui, même nos boutiquiers de la rue, on leur ôte le pain de la bouche. Comment voulez-vous qu’on participe à cet ordre-là ?
Idrissa Seck a toujours voulu travailler avec vous. Qu’est-ce qui vous lie et pourquoi n’avez-vous jamais accepté sa main tendue ?
C’est une question très compliquée. Nous sommes peut-être de deux écoles politiques différentes. Contrairement à ce que vous pensez, j’ai essayé le compromis, quand je m’accompagnais avec le Président Macky Sall. Lui-même le sait, plusieurs amis ont eu à témoigner devant lui. Il était surpris que je puisse aller à l’Apr, parce que je suis d’une école qui a son âme un peu à gauche, même si sa raison est très ouverte aux souffles du monde. J’ai tâté un peu le compromis avec les libéraux (Ndlr : Macky Sall), j’en suis sorti complètement estomaqué.
Idrissa Seck, c’est qui pour vous ?
C’est un voisin que j’ai vu en politique depuis ses tout débuts. On se connait très bien. Je connais très bien son entourage. Quand il était tout puissant Premier ministre, on a tout fait pour nous rapprocher, mais je ne me suis jamais senti…ça arrive, c’est comme ça.
Dans l’éventualité où Thierno Alassane Sall n’arrive pas au second tour, est-ce qu’il y a possibilité qu’il ne soutienne aucun candidat, parce qu’il ne croit à aucun des deux ?
Cette éventualité est assez éloignée. Attendons d’y arriver. Toute chose en son temps. Il y a un temps pour tout.
Que devient Thierno Alassane Sall depuis sa démission du gouvernement. Il est retourné à l’Asecna ou bien ?
Je ne fais que de la politique. J’ai pris une année sabbatique. Après 2019, on avisera. Mais pour être en cohérence de ce que je disais, les intérêts supérieurs de la nation valent tous les sacrifices. J’ai des responsabilités dans ce qui s’est passé en 2012, pour avoir parcouru monts et vaux pour faire croire aux Sénégalais qu’après 2012, tout changera, parce qu’on a une coalition forte ; parce qu’on a le socle des assises nationales et qu’on aura au moins une Constitution meilleure, une vie politique plus apaisée, des pratiques publiques plus transparentes, moins spoliatrices de nos deniers. Malheureusement, ce n’est pas le cas.
Et cela fait-il bouillir la marmite ?
J’ai la faiblesse de croire que les légendes dorées sont faites à partir de légendes sanglantes. C’est le sacrifice des uns qui font que les nations comme la France les Etats-Unis sont devenues de grandes nations. Beaucoup se sont sacrifiés dans leur histoire, pour des idées. Moi je préfère m’inscrire dans cette trajectoire, quel que soit le résultat. Et demain, laisser aux gens de ma génération l’impression de quelqu’un qui a au moins essayé…
Bien beau, mais est-ce que ça fait bouillir la marmite ?
Mon métier fait bouillir ma marmite. Je suis de ceux qui ont la chance d’avoir un métier. Et je suis très privilégié dans ce pays.
Mbaye Thiandoum
Encoches
«Sur bien des aspects, quand même, le vieux (Ndlr : Me Abdoulaye Wade) avait une posture beaucoup plus nationaliste. C’est incontestable»
«je me demande entre l’échec économique et la défaite morale que constitue le fait d’accepter des choses qu’on ne doit pas accepter, dans un pays qui se veut moderne et développé, lequel est le plus grave»
«Idrissa Seck est un voisin. On se connait très bien. Quand il était tout puissant Premier ministre, on a tout fait pour nous rapprocher, mais je ne me suis jamais senti…ça arrive, c’est comme ça… »
«J’ai la faiblesse de croire que les légendes dorées sont faites à partir de légendes sanglantes. C’est le sacrifice des uns qui font que les nations comme la France les Etats-Unis sont devenues de grandes nations»