Journaliste ayant un peu touché à la politique, Mamadou Lamine Ba a présenté, il y a quelques jours, son premier livre sous le titre un peu provocateur : «Moi, Peul Fouta, Actionnaire du Sénégal». Dans le livre, l'auteur s'interroge sur l'identité sénégalaise et les discriminations subies par certains citoyens en raison de leurs patronymes. Il dénonce les pratiques xénophobes et discriminatoires profondément enracinées dans certaines administrations, comme en témoignent les expériences vécues par de nombreux Sénégalais portant des noms perçus comme étrangers. Dans cet entretien, ce natif de la Casamance attire l’attention des uns et des autres pour éviter au Sénégal d’aller vers des situations qui ont déstabilisé d’autres pays sur la base de conflit communautaire.
Les Echos : Pourquoi sentez-vous le besoin de vous définir comme Peul Fouta Sénégalais et non comme Sénégalais tout court ?
Mamadou Lamine Ba : En fait, ce n'est pas un besoin de se définir comme Peul Fouta. Non, ce n'est pas un besoin. C'est que je m'assume en tant que Peul Fouta. Comme un autre est Wolof, Sérère, Sarakhoulé, Diakhanké... Il n'y a rien d'ostentatoire dans ça. Je m'assume en tant que Peul Fouta. Je ne fais pas partie de ces peuples qui se cachent, qui ne veulent pas se faire identifier, qui se fondent dans la nature ou bien dans la masse. Non, je m'assume, je suis Peul Fouta. Ça n'a rien de péjoratif, ça n'a rien d'ostentatoire.
Vous avez récemment publié un livre sous le titre «Moi Peul Fouta actionnaire du Sénégal, halte contre la Sénégalité». Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre ?
Le principal motif du livre, c’est de dire qu’il y a des choses anomales qui se passent dans le pays. Puis attirer l’attention des uns et des autres que si l’on ne prend garde, le Sénégal va vers des impasses qui ont déstabilisé des pays, sous nos yeux. Ce n’est pas souhaitable. Si on résume le livre en un mot, c’est : alerte. Sur la base d’informations documentées, j’ai voulu clarifier certains concepts, rejeter des préjugés et préciser des choses qui le méritent pour aider ceux qui souffrent de carence de culture générale à voir plus clair. Dans cet ouvrage, j’ai exposé des situations de stigmatisation, de discrimination, d’humiliation et de rejet de centaines de milliers de Sénégalais qui sont soumis à des pratiques déshumanisantes et déshonorantes qui ne reposent sur aucun fondement juridique. Ce livre parle donc de ceux qui sont pointés du doigt, ceux-là étiquetés d’étrangers et de tous ceux qui souffrent quotidiennement dans nos administrations pour le seul et simple tort qu’ils portent un patronyme non homologué dans certains milieux. J’ai surtout éclairé que le projet de Dieu, à travers Sa créature, est un projet de diversité et non d’uniformité. Enfin, j’ai dégagé des perspectives pour un Sénégal meilleur. Cela nécessite la mobilisation de nos petites énergies et de nos intelligences dans un processus de mise à contribution individuel vers une édification progressive et collective de notre pays. Et je reste convaincu que le génie sénégalais en est capable.
Selon vous, existe-t-il au Sénégal une xénophobie qui vise les Guinéens ?
En réalité, c’est une équation sénégalo-sénégalaise d’abord. Il y a dans ce pays des citoyens qui regardent le Sénégal à partir de leur fenêtre socioculturelle et ne considèrent que ce qu’ils voient et ce qui leur ressemble comme des Sénégalais. C’est très réducteur. Le Sénégal va au-delà de ça. Ceci dit, je dois préciser que la campagne de xénophobie ne concerne pas que des Guinéens. Des Maliens, des Burkinabés, des Mauritaniens, des Nigériens, etc. sont cités dans des médias. Mais en filigrane, on sent clairement que c’est la communauté guinéenne qui est visée et, dans les argumentaires, le Peul Fouta est la cible principale même si les principaux auteurs de cette malveillance contre ‘l’autre’ n’ont pas encore le courage de citer la communauté. Mais c’est apparent et perceptible.
Selon vous doit-on demander des cartes de séjour aux Guinéens qui vivent au Sénégal comme le réclament certains Sénégalais ?
Au fait, la carte de séjour, ce n'est pas une fin en soi. Pour moi, c'est un document qui permet d'identifier un citoyen d'un autre pays qui est dans un pays. Nos compatriotes qui sont aux États-Unis, en France ou ailleurs, ont des cartes de séjour. C'est pour qu'on sache que telle personne, venant de tel pays, habite la France ou bien les États-Unis. Ce n'est pas une fin en soi. Et ça, ce n'est pas nouveau au Sénégal. Ça existe au Sénégal. Ça se fait tous les jours à la Direction de la Police des Etrangers et des Titres de Voyages à Dieuppeul. Tous les jours. Donc, il n'y a rien d'extraordinaire dans ça. Je suis pour qu'on en demande à tous ceux qui ne sont pas Sénégalais et qui ne sont pas dans l'espace Cedeao. En parlant de l'espace Cedeao, les ressortissants de la Cedeao n'ont pas besoin de carte de séjour dans un pays. Ce qui est demandé souvent aux ressortissants d’un pays de la Cedeao, c'est la carte consulaire. Si, par exemple, un Sénégalais établi en Guinée montre à un policier ou bien un gendarme sa carte consulaire, on le laisse vaquer à ses occupations tranquillement, idem pour le Sénégal. Voici ce que la loi prévoit. Maintenant, dans l'espace Cedeao, ce n'est pas possible. Le Sénégal ne peut pas demander, donner des cartes de séjour à un citoyen de la Cedeao. C'est contraire aux dispositions de la communauté.
Vous avez suscité la polémique dernièrement. Qu’en est-il ?
C’est une réaction très normale. Certains étaient convaincus qu’aucun Peul Fouta n’oserait prendre la parole et apporter une réplique. Moi, j’ai apporté une réponse, un ouvrage que j’ai voulu pédagogique, surtout envers ceux qui ne connaissent le pays et qui occupent l’espace public en distribuant des propos haineux. La parution du livre a créé une onde de choc chez eux. Ils sont surpris, ils sont étourdis et déstabilisés. Je le comprends. Ils savent maintenant que la communauté Peul Fouta Sénégalaise compte des gens capables de leur opposer une contradiction qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace. Sur mon propos, il faut savoir qu’un discours est calibré en fonction de la cible. Pour la cible intellectuelle, j’ai mis sur la table une réponse documentée, un livre. Pour l’autre, celle qui ne peut s’élever à ce niveau, j’ai émis un message à la hauteur de leur entendement. Ce que j’ai dit n’a rien de compromettant. Nous qui voyageons beaucoup dans le pays, nous sommes soumis à des fouilles systématiques et à des pratiques dégradantes qui ne reposent que sur la couleur de notre peau et sur notre patronyme. On nous prend même pour des touristes parfois. Donc, je parle par expérience. Je ne m’oppose pas à un contrôle de routine. Je collabore même avec des agents du renseignement pour notre sécurité collective.
En tenant ces propos discriminatoires envers les Sénégalais de teint noir, n’avez-vous pas fait la même chose que vous reprochez aux Sénégalais qui s’attaquent aux Guinéens ?
Je n’ai pas tenu des propos discriminatoires. Il faut relativiser, selon l’angle d’appréciation. Je m’érige en défenseur de l’être humain, honoré par Dieu dans tous les livres saints. Et dans ses enseignements, le Prophète Muhammad (Psl) a beaucoup insisté sur la bienveillance envers les étrangers et les voisins. Le Sénégal est un pays de croyants. Ce n’est pas concevable que des individus s’adonnent à de la stigmatisation, à de la xénophobie, à la haine et appellent au meurtre d’autres personnes pour leur seule appartenance à un pays étranger ou à un groupe ethnique. En tant que citoyen sénégalais, je refuse d’observer des compatriotes s’en prendre à des gens pour la seule et simple raison qu’ils sont des non-nationaux. Ce n’est pas juste et moi, j’ai horreur de l’injustice. Beaucoup en souffrent : des Sénégalais, des Maliens, des Bissau-Guinéens, etc. Donc ça va au-delà des Guinéens qui sont insultés et diabolisés quotidiennement dans les réseaux sociaux et même dans des médias classiques. Dans les propos qui me sont reprochés, j’ai posé des questions : «sommes-nous Sénégalais parce qu’on est noir de teint ou d’une certaine morphologie ?». Je n’ai pas nommé quelqu’un ou une communauté. Encore que j’appartiens à la communauté nationale sénégalaise. J’aurais pu m’appesantir sur le cousinage à plaisanterie et donner un exemple sur une communauté, mais j’ai voulu être neutre parce qu’on ne combat pas le mal par le mal. Maintenant, en proférant ces propos, j’étais conscient qu’ils allaient choquer. C’est comme percer un abcès, il faut l’appuyer pour expulser la source de la souffrance. Ça peut provoquer une douleur passagère mais c’est le seul moyen de mettre fin au supplice. Nous devons tous agir pour mettre fin à ce qui se trame et qui n’est pas bon pour le devenir du pays. Et dans ce travail, les journalistes, les intellectuels, les hommes et femmes de culture, les décideurs politiques et les religieux et coutumiers de tout bord ont leur partition à jouer. J’en appelle à la responsabilité et au patriotisme de tout le monde pour éviter à notre pays ce qui est arrivé à d’autres, à cause de ces pratiques anti républicaines. J’ai posé le débat et j’espère que le pays va s’en approprier et qu’on discute de l’identité culturelle du Sénégal et de la nationalité sénégalaise. Pour ma part, j’estime qu’on ne peut pas réduire l’identité culturelle de notre pays à l’appartenance à un ou à deux groupe(s) ethnique(s) quand on sait qu’on en compte une vingtaine. Je suis également d’avis que la nationalité ne doit pas être adossée sur dix patronymes dans un pays qui en compte une centaine ou plus. C’est ma position.
Propos recueillis par Sidy Djimby NDAO