Le contrat d’affermage pour la production et la distribution de l’eau en milieu urbain et périurbain au Sénégal n’a pas fini de susciter la polémique. Après une très longue attente et l’annonce par le ministre de l’Hydraulique lui-même que la Sde était bien placée pour rempiler, c’est finalement à Suez Groupe qu’a été attribué provisoirement le contrat. L’autorité contractante explique cela par une meilleure offre économique de Suez. Ce que conteste la Sde, décidée à se battre contre cette décision. La Sde et l’autre soumissionnaire Veolia ont fait un recours gracieux auprès de l’autorité contractante, mais ont été déboutées. Elles ont 5 jours pour une saisine du Crd de l’Armp, au moment où le Forum social Sénégal se ligue avec les syndicats de travailleurs, les associations consuméristes pour mener le combat de la transparence.
La guerre de l’eau est loin de sa dernière bataille. Après l’attribution provisoire à Suez du contrat d’affermage de la production et de la distribution de l’eau en milieu urbain et périurbain, les deux soumissionnaires déboutés, Veolia et Sde, ont décidé d’engager la contestation. C’est ainsi que, vendredi dernier, les deux sociétés avaient déposé des recours gracieux auprès de la commission des marchés de l’autorité contractante, le ministère de l’Hydraulique en l’occurrence. Mais, mercredi, une lettre a été adressée à chacune d’elles pour une réponse négative à leur requête, Sde et Veolia peuvent s’en remettre dans les 5 jours qui suivent au Comité de règlement des différends (Crd) de l’Agence de régulation des marchés publics (Armp). Et en dernière instance, elles pourront saisir la Cour suprême qui va trancher définitivement.
Soupçons de corruption au sommet de l’institution chargée de gérer l’eau au Sénégal
Il faut dire que ce dossier d’attribution du contrat d’affermage a suscité beaucoup de polémique, du fait de la lenteur qui a entouré son traitement. Aussi des soupçons de corruption n’ont pas manqué de se faire entendre. «Nous avons eu au niveau le plus supérieur possible des informations parlant de corruption au sommet de l’institution chargée de gérer l’eau au Sénégal, la tutelle, le ministère, où des personnes seraient impliquées dans cette affaire-là et auraient promis à Suez. En contrepartie de quoi ? Je ne sais pas», s’est exprimé sur la question Mamadou Mignane Diouf, coordonnateur du Forum social Sénégal. «Toutes ces informations, pour nous, confirment toute la lenteur, toutes les hésitations qu’on a connues et qu’on a vues dans ce qui a été fait pour que le marché ne soit pas adjugé très tôt», ajoute-t-il, non sans préciser : «Un marché aussi important ne devait pas se faire dans des conditions nébuleuses».
«L’offre de Suez a été présentée comme celle étant la plus avantageuse économiquement»
Pour l’autorité contractante, il n’y a rien de nébuleux dans la procédure d’attribution. «Ce n’est pas un marché de prestation de travaux ou de services où on prend l’offre la moins-disante. C’est une délégation de service public et pour cela, il y a les offres techniques et il y a les offres financières. Maintenant, il faut une évaluation de l’ensemble de ces offres et la cohérence de ces offres», renseigne Mamadou Diokhané, Dage et président de la commission des marchés au ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement. M. Diokhané de justifier ainsi le choix de Suez : «d’après le comité technique d’évaluation des offres, composé d’experts, l’offre de Suez a été présentée comme celle étant la plus avantageuse économiquement. Et sur cette base, nous l’avons adoptée et l’avons envoyée à la Dcmp (Direction centrale des marchés publics) qui nous a donné un avis de non objection et on a publié». Pour l’autorité contractante, cette attribution est provisoire et les autres ont la possibilité de la contester. «Les candidats ont la possibilité de demander les raisons qui ont motivé cette décision, dans les 5 jours ouvrés. Aussi bien Sde que Veolia peuvent nous saisir d’un recours gracieux et en ce moment, nous aviserons. La Sde a le droit de faire un recours gracieux dans les 5 jours ouvrés et c’est normal que nous puissions recevoir ce recours, parce que c’est prévu par les textes, conclut le président de la commission des marchés du ministère de tutelle.
«Suez est liée à beaucoup de scandales dans la distribution de l’eau et de l’électricité dans le monde»
En attendant la levée de bouclier contre Suez ne faiblit pas du côté de la société civile. «Suez est liée à beaucoup de scandales dans la distribution de l’eau et de l’électricité dans le monde. Nous savons que Suez a été chassée en Amérique Latine. Nous connaissons les scandales que Suez a laissés en Espagne, à Barcelone, les scandales que Suez a laissés à Bordeaux et dans d’autres villes en Île de France», dénonce Mamadou Mignane Diouf, coordonnateur du Forum social Sénégal. Ce dernier promet une synergie des forces contre cette «forfaiture». «On va travailler avec toutes les centrales syndicales et le tissu citoyen, pour dénoncer ce qui vient de se passer et qui est un complot contre le Sénégal, dans la gestion de sa ressource eau. Donc, nous pouvons écrire à l’Armp et au niveau international, si besoin en est. Nous avons même la capacité de porter plainte auprès de l’Ofnac».
Ici au Sénégal, avant de se voir attribuer le contrat d’affermage de la production et de la distribution de l’eau, Suez est impliquée dans l’exécution des travaux du projet de construction de la troisième usine de Keur Momar Sarr (KMS3), dont elle est attributaire des travaux de conception et de réalisation pour un montant de 40 milliards TTC.
SDE, une expertise sénégalaise avérée
Selon l’ancien chargé de communication de la SDE, devenu analyste politique, le journaliste Momar Seyni Ndiaye, La SDE est essentiellement constituée d’entrepreneurs sénégalais (43%), à 50% des bailleurs de fonds, par des fonds de pension étrangers. 50% du capital de la SDE appartiennent à Eranove, constituée de fonds de pension américains et français. Les 43% appartiennent à Mansour Cama, Abdoulaye Bouna Fall, Feu Alioune Sow de CSE, Feu Yoro Fall et Félix Sanchez, tous des Sénégalais. Et puis dans toute la chaine de responsabilité à la SDE, il n’y a qu’un seul expatrié. Mieux, pendant 22 ans l’entreprise sénégalaise SDE a offert les meilleures garanties de performance dans l’exploitation, la distribution de l’eau. Au point que cette expertise sénégalaise s’exporte aujourd’hui en Afrique centrale et même en Arabie Saoudite où le système de l’eau est géré par un élément envoyé là-bas par la SDE. Aussi, si toutes les structures, les juridictions auxquelles la SDE va s’adresser font le travail correctement, cette décision sera cassée.
Les travailleurs réclament 15% du capital de la nouvelle société
Pour leur part, les travailleurs de la SDE se sont mis en ordre de bataille, en perspective de la fin du contrat de leur entreprise en fin décembre prochain et l’arrivée d’une nouvelle société de droit sénégalais, par le biais de l’attribution du contrat d’affermage à Suez. Ils avaient déjà annoncé la couleur dès le mois de mars 2018, exigeant, lors d’une marche organisée à l’occasion, de meilleures conditions à travers une augmentation généralisée des salaires, des promotions internes, mais surtout une représentation dans le Conseil d’administration et une part des actions autour de 15%. Pour le syndicat maison à la SDE, un préavis de grève est en train de courir et les travailleurs sont prêts à perturber le réseau de distribution si l’Etat ne satisfait pas leurs revendications.
Du côté de la tutelle, c’est le Directeur de l’Administration générale et de l’Equipement (Dage), Mamadou Diokhané, qui rappelle les règles du jeu qu’on ne peut, selon lui, changer en cours de jeu. «Les travailleurs doivent comprendre qu’ils étaient en négociation avec le ministère et on était tombé d’accord sur un protocole qu’on avait signé. Et il était clair qu’on ne pouvait changer les règles du jeu en cours de jeu. Les règles du jeu sont que quel que soit celui qui sera choisi, il va créer une société de droit sénégalais, renseigne le Dage du ministère de l’Hydraulique. «La géographie du capital sera définie comme suit : le candidat aura 45%, l’Etat 25%, le personnel 5%, le privé national 25%. Pour les 25% du privé national, les modalités en seront définies après le choix du repreneur. Mais on ne peut pas remettre en cause aujourd’hui ce qui est dans le cahier de charges, des règles qui ont servi de base aux candidats pour soumissionner», poursuit-il, avant de conclure : «le capital va passer de 3 à 4 milliards. La nouvelle société sera de droit sénégalais et le partenaire privé n’aura que 45%, les 55% revenant à la partie nationale».
Le feuilleton est en tout cas loin d’être terminé, puisque la SDE et Veolia ont saisi le Crd de l’Armp pour contester le choix de Suez fait par la tutelle et confirmée après leur recours gracieux.
Mansour KANE