Le 19 juin 2024, vers les coups de 9h, le déclenchement d’une mutinerie à la prison du Camp pénal de Liberté VI avait suscité l’émoi à travers tout le pays. Des images de l’événement, frauduleusement filmées par des détenus, révèlent au grand jour l'intérieur de la prison, où il se passe beaucoup de choses prohibées. L’enquête interne de l’Administration pénitentiaire démontre qu’après la fouille des chambres, des téléphones portables et du chanvre indien ont été saisis. Ces nombreuses vidéos filmées par des portables ont été virales sur les chaines de télévision locales et sur les réseaux sociaux. Elles révélaient pêle-mêle des oreillers calcinés dans des cellules sens dessus-dessous, des jets de grenades lacrymogènes et de la fumée. Comment ces objets et substances interdits ont pu passer entre les mailles des filets de l'Administration pénitentiaire ? Enquête.
Des bâtisses que surplombent parfois des fils de fer barbelés rendant infranchissable le mur de clôture, au-delà du portail des postes de contrôle, des appareils de scanner, entre autres instruments de fouille, tous les moyens sont mis à la disposition des gardes pénitentiaires du Sénégal pour veiller à la licité de tout ce qui entre ou sort de ces lieux de privation. Une vérification méticuleuse pour constater qu'il n'y a pas d'objets et/ou de substances interdits. Il faut ajouter que ces maisons d'arrêt et de correction sont construites de manière à garantir la sécurité des détenus, celle des agents pénitentiaires et des visiteurs, (parents, proches, amis, etc.).
Malgré toutes ces précautions, des failles existent dans le système, puisque certains produits prohibés réussissent à passer entre les mailles du dispositif mis en place. Aujourd'hui, les maux ont pour noms le petit trafic de drogue qui se fait en douce en milieu carcéral par des détenus, dealers impénitents ; la détention de téléphones portables par quelques prisonniers et la récurrence des mutineries qui surviennent parfois lors de fouilles impromptues des chambres.
Prison rime avec drogue
La réalité de la détention, seuls les pensionnaires de ces lieux de privation de liberté la comprennent et peuvent vous l'expliquer. Ainsi, malgré une surveillance renforcée au quotidien, les témoignages sont unanimes à soutenir que certains utilisent beaucoup de subterfuges pour verser dans le trafic de stupéfiants. Coumba Ndoffène Diouf (nom d’emprunt), agent pénitentiaire à la retraite depuis 2015, confirme. Diouf connait bien le milieu carcéral pour avoir été au cœur du dispositif pendant 34 ans, en servant dans plusieurs prisons du Sénégal. C’est à 15 heures passées de quelques minutes, sous une chaleur d'étuve, malgré un ciel couvert, que ce septuagénaire à la silhouette svelte nous accueille au palais de justice de Dakar, où il a installé ses quartiers pour rédiger des plaintes de tierces personnes, déposer des demandes de certificat de nationalité etc. Coumba Ndoffène Diouf, cigarette entre les doigts, partage son expérience. "Qui dit prison, dit trafic de drogue. Les gens imputent ce fait aux gardes pénitentiaires, qui trainent la réputation de trafiquer cette drogue en prison, alors que c'est faux. Par exemple, sur cent gardes, seuls deux à trois trempent dans ces choses illicites".
Cet ancien garde pénitentiaire impute le trafic de stupéfiants aux détenus. "Les prisonniers font recours à leurs visiteurs pour convoyer cette drogue dans les prisons et aussi apporter des portables. On a eu à interpeller beaucoup de prisonniers en possession de ces substances prohibées, cachées dans différents endroits. Si chaque garde vous raconte les circonstances dans lesquelles ces prisonniers trafiquants sont pris la main dans le sac, vous allez rester bouche-bée", confie le retraité. Et dans sa narration des pratiques utilisées par ces prisonniers pour dissimuler la drogue et les appareils téléphoniques, Coumba Ndoffène Diouf explique qu'avec l'aide d'une seringue, "certains injectent la drogue dans des oranges ou dans de la boisson. Personne ne peut imaginer que cette pratique existe. Il y en a d'autres qui cachent soigneusement la drogue dans la viande".
Ressassant ses souvenirs, il poursuit : "quand j'étais à la prison de Rebeuss, j'ai une fois ramassé 2 kg de yamba qu'on a tenté d'introduire dans la prison, mais le sachet a atterri sur la terrasse lorsqu'ils l'ont lancé du dehors. C'est pour vous dire que les détenus usent de beaucoup de subterfuges pour faire leur petit trafic à l'intérieur des maisons d'arrêt. Il y a un autre système qui consiste à mettre le chanvre indien dans un préservatif. Et une fois que c'est fait, le prisonnier le cache dans son anus après avoir enduit celui-ci avec du beurre de karité pour faciliter la pénétration de la drogue. Et si on procède à la fouille, on n'y verra que du feu parce qu'on n'imagine pas la drogue dissimulée dans la voie anale". Ces différentes situations vécues et son expérience font dire à l'ancien garde pénitentiaire que "la prison rime avec la drogue". Sa conviction est qu'"à chaque fois que tu déjoues un plan, ils en cherchent un autre". "En 2013, à la prison de Diourbel, j'ai vu un portable caché dans une chaussure à double talon. Cette dernière a été découpée puis le téléphone mis dedans avant d'être recollée", se remémore-t-il, avec fortes gesticulations. L'ancien garde à la peau d’ébène préconise, pour parer à tout, l'interdiction des visites contacts, l'installation de systèmes de surveillance sophistiqués comme les vidéosurveillances entre autres.
Morceau de savon creusé, flacon de lait de corps, bol 24H…pour dissimuler la drogue
Modou Fall (nom d’emprunt), garde pénitentiaire en activité et en service actuellement à la prison de Rebeuss, embraye sur le même registre que son aîné dans la corporation. La trentaine, ce jeune à la peau noire et au gabarit imposant, en sait beaucoup sur les "magouilles" des détenus de cette prison. "Là où je suis à Rebeuss, parfois, il nous arrive d'interpeller des prisonniers qui ont du chanvre indien par-devers eux. On peut soupçonner un détenu d'être détenteur de ces produits prohibés et lorsque tu le palpes, on en trouve sur lui. Il arrive aussi qu'on nous signale qu'un colis louche venu de l'extérieur est arrivé dans une chambre. Parce que certains détenus se signalent entre eux. Et pour ces cas-là, on a parfois des détenus de confiance avec qui on a une certaine affinité. C'est ce qui fait qu'ils balancent leurs co-détenus», souffle Modou Fall. Ce dernier de souligner l'ingéniosité des détenus qui parviennent à camoufler certains produits. "C'est la raison pour laquelle on procède à une fouille corporelle intégrale pour voir s'ils n'ont rien caché dans leurs parties intimes. Ce sont les gardes femmes qui fouillent les dames prisonnières et les hommes le font pour les hommes. Ce, parce que tout simplement, il y a certaines parties de la femme où l'homme ne peut pas accéder, et vice-versa", renseigne ce garde qui a préféré faire cette rencontre à la Médina chez un de ses amis.
Sur la méthode utilisée par des détenus pour convoyer ces stupéfiants en prison, Modou Fall égrène les subterfuges. "Une fois, j'étais de permanence au poste où on censure les colis qui proviennent de l'extérieur de la prison, puisque tout ce qui rentre dans la prison est censuré ; tout doit être vérifié pour voir s'il n'y a pas de substances prohibées cachées. Ce jour-là, j’ai saisi un savon qui, à l'intérieur, contenait du chanvre indien. Le savon a été coupé en deux avant que la drogue ne soit cachée dedans pour ensuite être recollé. Je croyais que c'était un savon neuf. En réalité, c'est lorsque tu enfonces ton doigt ou qu'on le coupe en deux le savon que l'on se rend compte qu'il y a quelque chose qui est dissimulée à l'intérieur», lance le garde pénitentiaire. Poursuivant son récit, il cite un autre exemple : "il y a aussi les bols que l'on appelle "24h". Certains démontent cet ustensile et dans l'espace au milieu, ils dissimulent la drogue avant de le rassembler à nouveau. Un profane n’y verrait que du feu. On croirait qu'il s'agit d'un simple bol. Même avec les pots de lait de corps ou de pommade, à l'intérieur où il y a de l'espace entre le récipient et le couvercle, parfois ils y cachent de la drogue".
Avant de passer à une autre histoire, Modou Fall prend le soin de regarder à gauche et à droite, comme s'il se sentait épié. Pas le temps de demander et le voici enchaînant une autre situation cocasse. "Une nuit, au Camp pénal, le chef de poste faisait la ronde, aux environs de 3h du matin. C'est là qu'une chose lui est tombée dessus. Lorsqu'il a vérifié, il a vu que c'était une chaussette qui contenait des comprimés de drogue et qui était modelée en forme de ballon. Pour coincer le destinataire, le chef de poste a remis la chaussette incriminée sur le lieu où elle était tombée. Et avant les premiers rayons du soleil, il a tourné la caméra de surveillance à cet endroit. C'est lorsqu'ils ont ouvert les cellules tôt le matin qu'il a vu un détenu qui faisait partie des éléments du nettoiement ramasser la chaussette avant de la remettre à un autre. C'est là qu'il a été interpellé et soumis à un interrogatoire, avant qu'il ne balance celui à qui il l'a remise par la suite".
Modou Fall de révéler qu'auparavant, la prison de Rebeuss acceptait que les parents des détenus leur apportent de l'eau, mais c’est strictement interdit aujourd'hui. Car, dit-il, quelques parents ou amis, au lieu d'apporter seulement de l'eau, vident le contenu qu’ils remplacent par de l'alcool.
«Sur 5 kg de chanvre entrés en prison, les 3 kg sont le fait des gardes»
Reconnaissant l'existence de trafic de drogue en milieu carcéral, l'ancien détenu, Matar Ndiaye (nom d’emprunt) accuse toutes les parties. Selon lui, sur 5 kg de yamba trouvés à l'intérieur, les 2 kg sont imputables aux détenus et le reste aux gardes pénitentiaires. L'ancien pensionnaire de Rebeuss, qui préfère ne pas se prononcer sur les faits pour lesquels il a été arrêté, relate : "le détenu est surveillé 24h/24. Il n'a aucune possibilité d'aller au marché pour se procurer ce chanvre indien. Mais il a l'intelligence de demander qu'on convoie de la drogue pour lui dans ses chaussures, le bol de son repas ou d'autres effets qu'on lui apporte en détention. Il le fait en complicité avec une personne de l'extérieur. Alors que tout ce qui entre en prison est fouillé, souvent, ces substances peuvent aussi échapper au contrôle des gardes. Ce qui fait que la commande que le détenu a faite depuis l'extérieur peut atterrir en prison. C'est ce qui constitue la responsabilité des détenus". Évoquant ainsi la responsabilité des gardes pénitentiaires, Matar Ndiaye soutient que c'est avec l'argent de la drogue que certains d'entre eux vivent. "C'est avec ça qu'ils paient la location, etc. C'est une réalité et personne ne peut dire le contraire. Le kilogramme de yamba en milieu carcéral se vend à 150.000 francs Cfa. Le cornet de yamba, qui est vendu à 1000 frs à l'extérieur, est cédé à 10.000 frs en prison. C'est un business qui rapporte énormément d'argent. Certains gardes pénitentiaires s'adonnent au trafic de drogue en milieu carcéral en complicité avec des détenus. Si le détenu écoule toute sa marchandise, il donne à l'agent sa part. Tout de même, parmi les gardes, il y en a qui font leur travail convenablement", débite-t-il, sans sourciller.
Pour ce qui est des téléphones portables, il déclare, sourire aux lèvres : "le détenu peut user de subterfuges pour apporter ces appareils téléphoniques à l'intérieur des cellules. Mais la responsabilité de certains gardes pénitentiaires est engagée. Le garde est un humain avant tout, avec ses faiblesses". Pour notre interlocuteur, cela va être extrêmement difficile à éradiquer.
«Entre 20.000 et 45.000 Cfa pour se faire convoyer un portable»
De fil en aiguille, l'information sur une journaliste qui fait un article sur les "failles à la prison" circule jusqu'en prison. Un beau jour, un numéro inconnu de mon répertoire téléphonique s'affiche. Il était 20h passées lorsqu'un détenu appelle par téléphone depuis la prison du camp pénal. Malick Fall (nom d’emprunt) pensionnaire actuel de la prison du Camp pénal, détenu depuis quelques années, affirme au téléphone que n'est pas demain la veille de la fin de ces trafics. "Ce sont les gardes pénitentiaires qui ramènent ces appareils téléphoniques en prison", affirme-t-il. Refusant de révéler les faits qui lui ont valu une incarcération, Malick Fall poursuit : "d'abord le détenus sollicite un proche parent pour qu'il lui achète un téléphone portable. Une fois que c'est fait, le parent paie de l'argent au garde pénitentiaire et celui-ci nous le ramène en prison. Les prix pour ce service varient entre 20.000, 40.000 et 45.000 F Cfa. Ça dépend du détenu et de l'affinité qu'il a avec l'agent pénitentiaire". Cherchant à se justifier, ce détenu, ‘’célibataire sans enfant’’, indique que ces portables servent juste à communiquer avec leurs proches. "C’est juste pour pouvoir parler avec nos parents pour les rassurer et aussi pour savoir ce qui se passe à l'extérieur. On ne peut pas enfermer une personne et l'empêcher de parler avec ceux qui sont dehors. On va devenir fou à la limite", martèle-t-il.
Cette relation entretenue avec des parents à l'extérieur, Salimata Seck (nom d’emprunt), mère d’un détenu, en est une parfaite illustration. Mère de 4 enfants demeurant dans la banlieue dakaroise, elle se remémore encore Ies années de prison de son fils aîné. C'est dans une maison lugubre au décor peu reluisant que cette dame nous accueille. Forte de corpulence, Salimata Seck, juchée sur une chaise raconte ce pan de sa vie. «Il m'est arrivé à maintes reprises d'aller rendre visite à mon fils détenu à la prison de Rebeuss. Puisqu'il m'était quasiment impossible de le voir autant de fois, il m'avait demandé de lui trouver un portable. J'étais tétanisée. Mais l'amour d'une mère étant plus fort que tout, je lui en ai cherché. Je l’ai remis à un agent de la prison. C'est ainsi qu'il est parvenu à m'appeler chaque fois que de besoin", narre-t-elle.
Fatou D. DIONE
IBRAHIMA SALL, PRÉSIDENT DE L'ASSOCIATION POUR LE SOUTIEN ET LA RÉINSERTION SOCIALE DES DÉTENUS
"On demande aux détenus de laisser tout ce qui a été prohibé comme la drogue, les portables..."
Dans le cadre de l'accompagnement des repris de justice, l'Association pour le soutien et la réinsertion sociale des détenus (Asred) s'est assigné une mission de sensibilisation. Son président, Ibrahima Sall, explique : "l'administration pénitentiaire a deux missions qui sont la sécurité des détenus et leur réinsertion sociale. Nous, (association), nous avons comme mission la réinsertion sociale et aussi les démarches concernant les dossiers des détenus auprès du parquet. Lors de nos différentes rencontres avec les détenus, on leur prodigue des conseils quant à leur comportement en prison. C'est ainsi qu'on leur demande de laisser tout ce qui a été prohibé par le règlement intérieur de la prison comme la drogue, les portables». Le président de l'Asred précise que les conseils ne se limitent pas aux détenus mais s'adressent aussi aux agents. Si le président de l'Asred insiste sur les conseils à l'endroit des gardes pénitentiaires, c'est que, selon lui, "il y a le manque de professionnalisme de certains de ces agents pénitentiaires vis-à-vis des détenus et les relations qu'ils entretiennent avec ces derniers. Le garde doit avoir des limites avec les détenus, d'après le règlement des prisons. Ce qui n'est plus le cas". Ce manque de recul fait, selon le sieur Sall, "qu'il y a toujours une complicité entre l'agent pénitentiaire et le détenu".
Fatou D. DIONE
TRAFIC DE DROGUE EN PRISON, DETENTION DE TELEPHONE...
Ça corse la peine et la détention
La loi est sévère contre les prisonniers détenteurs de téléphones portables et/ou ceux s'adonnant au trafic de drogue en milieu carcéral. "Les détenus, pris en possession de téléphones portables, auront droit à des sanctions ou des mesures en interne en conformité avec le règlement intérieur. Soit on les met dans une chambre d'isolement, soit on les prive de sortie, de balade etc. Il y a plusieurs types de sanctions qui sont possibles", renseigne un avocat sous le sceau de l’anonymat.
Cependant, les réactions sont autres quant au trafic de drogue en milieu carcéral. "A ce niveau, les détenus concernés peuvent être poursuivis. Ils seront jugés pour ce délit qui n'aura rien à voir avec ce pourquoi ils se sont retrouvés en détention", précise l'avocat. C'est la raison pour laquelle la peine issue de ce jugement vient s'ajouter à celle qu'ils sont en train de purger ou qu'ils purgeront éventuellement une fois leur affaire jugée, souffle la robe noire.
Fatou D. DIONE
L'administration pénitentiaire refuse de répondre nos questions
L'administration pénitentiaire n’a pas voulu donner sa version. Interrogée, elle a soutenu qu'elle ne pourrait pas se prononcer sur la question sans l'aval de sa hiérarchie. Nos tentatives de leur parler sont jusque-là restées vaines.
Fatou D. DIONE