À Dakar, la commémoration du 81e anniversaire du massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye a pris, cette année, des allures de rupture. Sous l’impulsion de l’historien Mamadou Diouf, président du comité chargé de la mémoire de l’événement, les cérémonies n’ont pas seulement honoré les morts : elles ont relancé, avec une intensité nouvelle, un débat longtemps étouffé, profondément politique, et désormais impossible à contourner.
Ouvrir enfin le dossier “incontournable de la violence coloniale”
“Le 81e anniversaire est une excellente opportunité pour ouvrir un dossier hautement emblématique des pratiques de gouvernance coloniale, le recours quasi-rituel à la violence”, a rappelé Mamadou Diouf, d’une voix posée mais ferme. À ses yeux, la date du 1er décembre ne peut plus être une simple commémoration. Elle est devenue une plateforme de réflexion nationale et panafricaine, un moment où l’histoire cesse d’être un héritage lointain pour devenir un instrument de souveraineté, d’éducation et de justice.
Le massacre de Thiaroye demeure, selon lui, enveloppé d’une double manœuvre de dissimulation et de reconfiguration, soigneusement entretenue depuis 1944, « d’abord par l’administration coloniale, ensuite par l’État français, qui a imposé pendant des décennies une omerta empêchant toute investigation sérieuse. Cette mécanique d’occultation, souligne l’historien, s’est déroulée dans le contexte paradoxal d’une victoire contre les régimes fascistes, au moment même où la France libre perpétuait un crime colonial ».
Le Sénégal rompt le silence, détricote la double trame
Pour la première fois, l’État du Sénégal assume ouvertement un rôle de révélateur historique. La publication du Livre blanc sur le massacre de Thiaroye, pièce maîtresse de la commémoration 2024, constitue un tournant. Le document met à la disposition du public toutes les archives disponibles, y compris des pièces restées dans l’ombre pendant près de huit décennies.
Il ouvre également un chantier scientifique inédit, « des sondages archéologiques dans le cimetière de Thiaroye, qui pourraient permettre de mieux comprendre l’ampleur réelle de la tragédie ». Les premiers résultats sont, selon l'historien, “porteurs d’espoir”, en ce qu’ils confirment la pertinence de l’archéologie comme outil de vérité. Mais rien n’est simple. Rien n’est gagné. “Le travail qui reste à accomplir demeure sinueux et semé d’obstacles”, prévient Diouf, appelant à une démarche rigoureuse, sans passion aveugle, mais sans concession.
Thiaroye, d’une mémoire cachée à une mémoire vive
Longtemps relégué aux marges de l’histoire, l’événement de 1944 s’impose aujourd’hui comme un pivot mémoriel continental. “Thiaroye est désormais le noyau d’une vaste constellation historique”, affirme l’historien : un point de ralliement pour les luttes panafricaines, un lieu d’expression pour une mémoire longtemps étouffée, une ressource politique pour la jeunesse africaine. Ce changement d’échelle n’est pas anodin.
Il traduit une volonté claire, reprendre la main sur l’écriture de l’histoire africaine.
L’objectif est double, « produire des récits africains ancrés dans les réalités du continent ; assurer une présence africaine sur la scène du monde, non plus en spectatrice, mais en actrice souveraine. Les humanités africaines histoire, littérature, arts sont à revaloriser de toute urgence.
Elles sont, selon Mamadou Diouf, “une priorité stratégique”.
Vers une commémoration régionale annuelle
La reconnaissance de Thiaroye comme mémoire vivante appelle à élargir le cadre. L’historien plaide pour une commémoration régulière à l’échelle régionale, intégrant tous les pays qui ont contribué au recrutement des tirailleurs.
Car le massacre de 1944 n’est pas seulement une tragédie sénégalaise. Il est ouest-africain, africain, et colonial au sens large. Les recommandations du comité pour la commémoration esquissent déjà les contours d’un programme panafricain ambitieux, colloques, productions artistiques, travaux pédagogiques dans les langues nationales, publications destinées aux jeunes, et coopération renforcée entre États africains.
L’enjeu est clair selon lui, bâtir une mémoire africaine autonome, affranchie des filtres coloniaux.
Faire parler les silences, une exigence morale et politique
Dans un discours empreint d’émotion, Mamadou Diouf a rappelé que les tirailleurs sénégalais ont “payé le prix du sang” sur les champs de bataille en Europe, en Afrique et en Asie. Ils ont libéré des nations où ils n’avaient jamais mis les pieds. Puis, en retour, ils ont reçu l’humiliation, la violence, la spoliation et, pour certains, la mort. La mission du comité, dit-il, est claire, faire le point, lever les entraves, restaurer les voix étouffées, et établir la vérité. Et cette vérité ne peut émerger sans un geste politique majeur.
Des excuses officielles attendues : “La France doit assumer”
L’historien a été catégorique, « les anciennes puissances coloniales au premier rang desquelles la France doivent enfin présenter des excuses officielles et mettre en place des mécanismes de réparations justes et équitables. Pas pour réécrire l’histoire. Pas pour effacer le passé. Mais pour le reconnaître pleinement, et permettre aux peuples concernés d’avancer ». Ce message, puissant, résonne comme un appel à la justice, à la dignité et à la responsabilité.
BMS












