Figure emblématique de la lutte contre l’esclavage, le député mauritanien Biram Dah Abeid a été convoqué par les autorités sénégalaises à la demande de son pays. Une affaire qui interroge : le Sénégal peut-il concilier ses engagements pour les droits humains et sa diplomatie régionale ?
Le 11 juillet dernier, à Dakar, Biram Ould Dah Abeid, député à l’Assemblée nationale mauritanienne et militant antiesclavagiste reconnu à l’échelle internationale, a été convoqué par le ministère de l’Intérieur du Sénégal. Selon un communiqué de l’Initiative pour la Résurgence du Mouvement Abolitionniste (IRA-Mauritanie), étaient présents à l’entretien : le Directeur général de la Police nationale et le chef de la Direction de la surveillance du territoire (Dst). Une convocation jugée “pressante”, motivée selon des sources concordantes par des propos supposés critiques envers le régime mauritanien. Aucun élément concret n’a cependant été présenté à l’appui.
Pour Biram et les membres de l’Ira-Mauritanie, cette démarche s’inscrit clairement dans une tentative d’intimidation, orchestrée depuis Nouakchott. Ce qu’il a fait ? Rien de plus, affirme-t-il, que d’exprimer publiquement son soutien à Yarg, un ancien esclave mauritanien aujourd’hui bachelier au Sénégal. Un acte de reconnaissance symbolique et humaniste, visiblement mal perçu par les autorités de son pays. "Je n’ai fait qu’encourager un jeune homme qui a vaincu l’injustice. Est-ce cela qui dérange un État ?", a-t-il déclaré, dénonçant une pression diplomatique injustifiée et un silence gênant des autorités sénégalaises.
Cette affaire intervient dans un parcours marqué par une constance remarquable. Le combat de Biram Dah Abeid contre l’esclavage en Mauritanie débute en 2008, lorsqu’il fonde l’Ira (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste), une organisation engagée dans la dénonciation d’un système encore actif dans certaines régions. En 2012, il choque et mobilise l’opinion internationale en brûlant publiquement des textes religieux justifiant l’esclavage, un geste qui lui vaut la prison mais lui attire un fort soutien mondial.
En 2013, son engagement est reconnu par les Nations-Unies qui lui décernent le prix des droits de l’homme, distinction qu’il partage avec des figures comme Mandela ou Malala. Malgré la répression, il se présente deux fois à la présidentielle mauritanienne (2014 et 2019), consolidant sa stature politique. En 2018, il est de nouveau incarcéré, cette fois pour appartenance à une organisation non reconnue. Sa libération sera obtenue grâce à une large mobilisation internationale.
Son combat franchit une nouvelle étape en 2023 lorsqu’il devient député, marquant ainsi son entrée dans les institutions après des années d’exclusion. Et en 2025, c’est à Dakar qu’un nouvel épisode de sa lutte se joue : convoqué par les autorités sénégalaises à la demande de Nouakchott, pour un simple acte de solidarité.
Face à cet épisode, les autorités sénégalaises se retrouvent dans une posture inconfortable. Si le pays a toujours affiché son attachement aux droits humains et à la liberté d’expression, il doit aussi préserver ses relations stratégiques avec ses voisins. La Mauritanie reste un partenaire clé sur les plans sécuritaire, migratoire et énergétique.
Pour de nombreux analystes, cette convocation pose une question cruciale : le Sénégal peut-il encore jouer le rôle de refuge pour les voix dissidentes africaines, sans compromettre sa diplomatie régionale ? L’affaire Biram Dah Abeid révèle une réalité de plus en plus fréquente sur le continent : la répression politique dépasse désormais les frontières, et même les États réputés ouverts doivent choisir entre raison d’État et engagement moral.
Samba Thiam