L’affaire Ousmane Sonko fait encore couler de l’encre et beaucoup de salive. En dépit des deux décisions, celle de Ziguinchor et celle du juge du Tribunal d’instance de Dakar, les services centraux du ministère de l’Intérieur refusent de s’exécuter. Dans la magistrature, les points de vue divergent. Si certains estiment que Ousmane Sonko doit recevoir les fiches et être immédiatement réinscrit sur les listes électorales, d’autres disent comprendre l’attitude des services de l’Etat qui, selon eux, n’ont pas tout à fait tort.
Saisi par les conseils de Ousmane Sonko pour violation des droits du leader de l’ex Pastef Les Patriotes et la réinscription de ce dernier sur les listes électorales, le juge du Tribunal d’instance de Ziguinchor avait donné raison à ces derniers en rendant une décision dans laquelle il ordonne la réinscription de Ousmane Sonko sur le fichier électoral ainsi que sur les listes électorales. Cela devrait avoir comme effet, la remise au mandataire du maire de Ziguinchor, des fiches de collectes de parrainage. Seulement, malgré cette ordonnance, les services centraux de l’Etat ont refusé de s’exécuter, la Direction générale des Elections estimant qu’il y a un recours en cassation. Cela avait suscité le débat juridique chez les praticiens du droit, surtout.
La Cour suprême, saisie d’un pouvoir en cassation, n’avait pas vidé le fond du débat préférant renvoyer les parties devant le juge d’instance de Dakar au motif que le juge de Ziguinchor, dans son raisonnement, avait fait un «rajout» à la loi. La Cour n’avait donc pas répondu à la question de fond. Pour sa part, le juge du Tribunal d’instance de Dakar qui a statué sur le fond avait rejoint son collègue de Ziguinchor en ordonnant la réinscription du nom de Ousmane Sonko sur les listes électorales et le fichier.
Cette deuxième décision ne suffit pas non plus à faire plier les services centraux de l’Etat. Car aussi bien à la Dge qu’à la Caisse des dépôts et de consignation, le mandataire de Sonko, accompagné d’un huissier de justice muni de la décision de justice et son avocat à ses côtés, a été éconduit tout bonnement. Devant cette situation assez floue pour l’opinion, le journal «Les Echos» a cherché l’avis d’experts.
Un haut magistrat : «La Dge doit remettre les fiches. Le hic, c’est que personne ne peut contraindre l’Etat à exécuter une décision de justice»
Selon ce haut magistrat qui tient à garder l’anonymat, la Dge doit remettre à Ousmane Sonko les fiches de parrainage. «Il s’agit de l’exécution d’une décision de justice. La Dge n’a pas à s’opposer ; elle doit se conformer à l’ordonnance du juge. Ce n’est pas son rôle de chercher s’il y a un recours en cassation ou non, surtout que le recours et même les délais du recours ne sont pas suspensifs», a argué notre interlocuteur. Le hic, selon lui, c’est que personne ne peut contraindre l’Etat à exécuter une décision de justice, car il n’y aucune disposition de la loi qui le prévoit. «Il y a eu plusieurs décisions par lesquelles l’Etat est condamné, mais elles ne peuvent pas être exécutées, c’est comme ça. A partir du moment où le juge rend sa décision, il ne peut plus rien faire, car ce n’est pas à lui d’aller contraindre l’Etat à s’exécuter», se désole ce magistrat. La solution, c’est peut-être d’apporter des réformes dans nos textes. En France, enseigne notre interlocuteur, il y a une commission chargée de l’exécution des décisions rendues par le Conseil d’Etat. Ce qui n’existe pas au Sénégal. Pour lui, la réalité c’est que cela n’arrange pas nos Etats. «Les politiques peuvent le crier haut et fort lorsque qu’ils briguent le fauteuil présidentiel, mais une fois au pouvoir, ils oublient», regrette encore notre interlocuteur.
«Il s’agit d’une situation très complexe ; l’attitude de la Dge peut se comprendre», selon cet autre magistrat
Pour cet autre magistrat, l’inexécution d’une décision de justice de la part de l’Etat est bien une réalité. «Il y a un moyen de pression sur l’Etat en faisant recours à la presse pour interpeller l’opinion, mais il n’y a pas un moyen de contrainte, c’est cela la réalité», soutient ce magistrat. Qui renchérit : «en matière civile c’est clairement dit, il n’y a pas de décision forcée contre l’Etat, c’est-à-dire les établissements publics, les démembrements de l’Etat. On ne peut pas faire une exécution forcée». Selon lui, on peut comprendre aussi que dans toute autre matière, on ne peut pas non plus faire une exécution précise contre l’Etat, car, «seul l’Etat a la légitimité de la violence». Pour lui, tout comme son collègue «tout est une question de personne, car il y a des gens qui ont dans le sang le respect de la loi» ; il s’agit de bien voir qui peut être élu ou nommé à tel (le) poste ou fonction. Cependant, selon ce magistrat toujours, il n’est pas du profit de l’Etat de toujours refuser de s’exécuter face à une décision de justice. «En s’abstenant d’exécuter une décision de justice, l’Etat perd des points quelque part, à l’international ; sa réputation sur le plan de l’avancée démocratique etc. L’Etat n’est pas toujours indemne de ça», soutient ce haut magistrat.
S’agissant, de cette affaire Ousmane Sonko, le refus des services centraux de l’Etat peut se comprendre, selon lui. «Il s’agit d’un cas très complexe. Le pourvoi en cassation, par nature, n’est pas suspensif ; il y a des cas dans lesquels la loi dit clairement que le recours est suspensif, mais quand ce n’est pas précisé, si la loi ne le dit pas, le recours n’est pas suspensif», s’exprime notre interlocuteur qui poursuit : «il y a, cependant, des paramètres qui vont avec la décision ; dans le cas des ordonnances du juge de Ziguinchor et du juge de Dakar, il s’agit d’ordonnances qui mobilisent dans leur exécution une haute administration, des institutions. Ces institutions sont parfois très prudentes, avant de s’engager, elles préfèrent attendre que l’autorité judiciaire suprême statue en définitive avant de faire quoi que ce soit. Ce sont des administrations qui peuvent comprendre que dès l’instant que la Cour suprême est saisie, elles doivent attendre. Pour éviter de manipuler les fichiers avec la probabilité de manipuler encore ou bien pour éviter de remettre des fiches à un candidat et que plus tard la Cour suprême prend une décision contraire et se retrouver ainsi dans une situation où elles ne peuvent plus retirer ces fiches de parrainage à ce candidat, ces administrations préfèrent attendre une décision définitive», argue ce magistrat. A l’en croire, la Dge et les autres administrations veulent, peut-être, éviter de courir des périls. «C’est une situation très complexe, et qui n’est pas facile à gérer», dit-il. A l’en croire, l’attitude de la Dge peut se comprendre. Le problème, reconnait-il, c’est que le temps ne joue pas en faveur de Ousmane Sonko qui est aussi lésé.
Alassane DRAME