Pour la première fois au Sénégal, des djihadistes présumés vont être jugés. Une première expérience pour les juridictions sénégalaises, qui vont donc faire leur baptême du feu, aujourd’hui, avec le démarrage du procès de l’imam Alioune Ndao et 30 autres de ses coaccusés, sous le regard de l’Afrique et du monde. Le procès aux apparences simples, puisque fondé sur le droit pénal sénégalais, n’est cependant ni simple ni facile. La complexité de l’affaire a obligé les pays membres de l’Association des hautes juridictions de cassation ayant en partage l’usage du français (Ahjucaf), regroupant les cours suprêmes des pays du Sahel, c’est-à-dire le Burkina-Faso, le Mali, le Niger, la Mauritanie, le Sénégal et le Tchad, à se réunir et à faire des recommandations. Un document a été produit, portant recommandations des Cours suprêmes des pays du Sahel membres de l’Ahjucaf en matière de lutte contre le terrorisme. C’est le 2 mars dernier que les chefs des hautes juridictions ont signé ledit document. Il s’agit de Thérèse Traoré-Sanou, présidente de la Cour de cassation du Burkina-Faso, Nouhoum Tapily, président de la Cour suprême du Mali, Houcein Ould Nagi, Premier président de la Cour suprême de Mauritanie, Bouba Mahamane, Premier président de la Cour de cassation du Niger, Mamadou Badio Camara, Premier président de la Cour suprême du Sénégal et Samir Adam Annour, président de la Cour suprême du Tchad.
«Ces personnes ne peuvent être poursuivies, détenues et jugées que dans le cadre d’un procès équitable»
Les recommandations visent d’abord l’application des conventions internationales et régionales pertinentes, le respect des résolutions de l’Onu et les principes du procès équitable. De manière plus détaillée, les chefs des hautes juridictions recommandent d’abord la «compétence de l’autorité judiciaire». «Les auteurs de terrorisme relèvent du droit pénal. Ces personnes ne peuvent être poursuivies, détenues et jugées que dans le cadre d’un procès équitable. Elles doivent comparaître devant les juges indépendants, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat, être jugées sur la base de qualifications précises et encourir les seules peines prévues par la loi», notent-ils dans le document.
«Qualification des actes de terrorisme»
L’autre exigence, c’est la qualification des actes de terrorisme. «Pour une politique de poursuites plus efficace et permettant le jugement des affaires dans un délai raisonnable, la plus haute qualification criminelle de faits relevant du terrorisme peut, quant à elle, être réservée aux actes les plus graves (tels que les atteintes volontaires à la vie, les enlèvements et séquestrations, ou la direction d’une association de malfaiteurs», écrivent Mamadou Badio Camara et ses pairs. Les hauts magistrats ajoutent : «la liberté d’expression ne doit être limitée que dans les cas d’apologie du terrorisme et d’incitation à la commission d’un acte de terrorisme».
«coordination entre l’action militaire et l’action judiciaire»
Il y a également un point essentiel pour les patrons des hautes juridictions : la «coordination entre l’action militaire et l’action judiciaire». Les chefs des juridictions soulignent, dans leur document à l’attention surtout des officiers de police judiciaire et des militaires : «les preuves relatives à la participation à des faits de terrorisme doivent être obtenues régulièrement, dans un cadre judiciaire, même si le suspect a été arrêté dans le cadre d’opérations militaires». Ils poursuivent : «les militaires devraient établir systématiquement un compte-rendu relatant les circonstances de l’arrestation, rédigé par un officier de police judiciaire à l’instar du prévôt ou, à défaut, par le militaire le plus gradé présent sur les lieux. Outre les éléments d’identification, un tel compte-rendu pourrait préciser, par exemple, si le suspect était seul ou a été capturé au sein d’un groupe, s’il était armé ou non, quelle arme a été trouvée en sa possession, si l’arme était chaude, s’il a opposé résistance, s’il était déjà blessé lors de sa capture. Une photographie ou une vidéo numérique de la personne sur les lieux de son arrestation pourrait être prise». Selon le Premier président de la Cour suprême et ses pairs, les magistrats, officiers de police judiciaire et militaires devraient recevoir une formation appropriée qui leur permettra de mieux comprendre les spécificités de leurs domaines d’actions respectifs.
«Les juges doivent faire preuve de discernement et motiver leurs décisions en droit et en fait»
Une autre recommandation, c’est la «protection et l’appui aux acteurs du procès pénal terroriste». Cette protection doit être assurée pour les magistrats, mais aussi les avocats, les accusés, les parties civiles et les témoins. «Les victimes et leurs familles doivent faire l’objet d’un accompagnement personnalisé», soulignent-ils dans le document. Il y a en outre la spécialisation des magistrats par une formation particulière et le respect des droits de la défense qui suppose aussi la possibilité pour tout condamné de faire appel. Mais, ce n’est pas tout ; les chefs des hautes juridictions des pays du Sahel suggèrent aussi qu’au moment du jugement, les juges fassent preuve de discernement et motivent leurs décisions en droit et en fait «pour qu’elles soient comprises par les condamnés, les victimes et l’opinion», précisent-ils.
Spécificité pour les enfants et les femmes
Les patrons des juridictions n’ont pas épargné le cas des mineurs et des femmes. Dans leurs recommandations, ils ont parlé de la spécificité de la réponse pénale concernant les mineurs. Selon eux, «tout enfant recruté par des groupes terroristes doit être reconnu comme une victime d’une violation du droit international et doit faire l’objet des mesures adaptées à sa situation spécifique et visant à faciliter sa réintégration dans la société». Les enfants mineurs doivent être jugés par une juridiction pour mineurs et lorsqu’ils sont condamnés, ils doivent bénéficier d’une atténuation de responsabilité et de peine ainsi que de mesures éducatives. S’agissant des femmes, qu’elles soient auteurs ou victimes d’actes de terrorisme, leur situation doit être prise en considération ; «lors de l’exécution de la peine, il appartient à l’autorité publique de tenter de réinsérer socialement le condamné par des dispositifs spécialement adaptés», précisent encore les présidents des Cours suprêmes.
Alassane DRAME