MOTIVATIONS DE L’ARRET DE LA COUR DE JUSTICE DE LA CEDEAO: Les juges tapent sur le Doyen des juges et Procureur



 
 
Depuis hier, les avocats de la défense disposent de l’arrêt de la Cedeao. Le sésame sera d’ailleurs déposé probablement aujourd’hui sur la table du juge Demba Kandji. Que d’enseignements dans l’arrêt. Pour les motivations de leur décision, les juges de la Cour communautaire, qui ont débouté les conseils de la défense sur certaines de leurs demandes, n’ont pas manqué de fustiger l’attitude du procureur de la République qui avait tenu une conférence de presse pour parler de cette affaire, mais également celle du Doyen des juges d’instruction qui n’a pas voulu permettre aux avocats de la défense de faire un recours, alors qu’il rendait son ordonnance.
 
 
L’arrêt tant attendu, qui constitue l’arme fatale pour Khalifa Sall, est désormais disponible. Depuis hier, les avocats de la défense et certainement ceux de l’Etat du Sénégal disposent de cet arrêt de la Cour de justice de la Cedeao. Selon un des conseils de la défense, après l’avoir signifié aux avocats des parties civiles, ils vont très probablement le déposer sur la table du président Demba Kandji.
Cet arrêt, faut-il le rappeler, constitue un moyen de défense pour les avocats du maire de Dakar, qui comptent en faire des arguments de plaidoirie. C’est ce qui explique que, depuis le début du procès, les avocats demandent un renvoi afin de disposer de l’arrêt et de savoir exactement les motivations des juges de la Cour communautaire.
 
La Cour déboute l’Etat et se déclare compétente
 
Dans son arrêt, la Cour de justice de la Cedeao a d’abord évacué la question de la compétence. Car, les avocats de l’Etat avaient argué que la Cour communautaire n’était pas compétente pour connaître de recours contre les décisions des juridictions nationales. La Cour a répliqué que le Protocole additionnel du 9 janvier 2005 portant amendement du Protocole relatif à la Cour de justice de la Communauté lui «confère explicitement la compétence pour connaître des cas de violation des droits de l’homme dans tout Etat membre». La deuxième question abordée par la Cour porte sur les prétentions des requérants. Khalifa Sall, Mbaye Touré et Cie avaient souligné devant la Cour que depuis que le maire de Dakar est en désaccord avec la direction du parti (Ndlr : le PS), le maire de Dakar est considéré comme un adversaire politique à combattre. Ce qui fait qu’on lui a mis l’Inspection générale d’Etat à ses trousses. Ainsi, au cours des poursuites judiciaires ses droits devant les enquêteurs tout comme devant le Doyen des juges d’instruction ont été violés. Idem pour ses droits politiques. Khalifa Sall a aussi souligné qu’il fait l’objet de détention arbitraire.
 
La Chambre d’accusation passe à la trappe
 
Sur la violation du droit à l’assistance d’un conseil, la Cour a constaté que la Chambre d’accusation était appelée à se prononcer sur l’arrêt sur la nullité du procès-verbal d’enquête préliminaire pour inobservation par l’officier de police de la violation d’une formalité substantielle et non sur la violation d’un droit humain. Mieux, la Cour communautaire, qui reconnait qu’elle n’est pas une juridiction d’appel ou de cassation, soutient que les décisions des juridictions nationales le concernent tant qu’il s’agit de violation d’un droit fondamental. «La Cour, en tenant compte de sa jurisprudence, dit qu’elle ne peut se satisfaire de la démarche de la Chambre d’accusation de Dakar, ayant conduit au rejet du moyen tendant à l’annulation du procès-verbal d’enquête préliminaire, pour écarter les arguments des requérants relatifs à la violation du droit à l’assistance d’un conseil», précise-t-elle dans sa motivation.
 
«Le droit à l’assistance d’un conseil des requérants a été violé, la responsabilité de l’Etat du Sénégal engagée»
 
Aussi, contrairement à la Chambre d’accusation de Dakar, la Cour communautaire a constaté que le procès-verbal de l’enquête préliminaire établi par la Division des investigations criminelles (Dic) «ne fait nulle part état de ce que les interpellés ont été assistés durant l’enquête de leurs conseils ou ont été informés de leur droit à en consulter». «La Cour dit, au regard des circonstances qui précèdent, que le droit à l’assistance d’un conseil des requérants a été violé et que la responsabilité de l’Etat du Sénégal doit être engagée», conclut-elle sur ce point. 
 
 
La Cour de justice de la Cedeao «condamne» la conférence de presse du procureur Serigne Bassirou Guèye
 
 
 
La violation du droit à la présomption d’innocence a aussi été évoquée par la Cour communautaire. Dans leur requête, les conseils de Khalifa Sall se sont plaints de la conférence de presse du procureur de la République qui, selon eux, a tenu des «propos d’une extrême gravité», qui «ne laissent aucun doute dans l’esprit du public sur l’imputation des faits». Ils ont ajouté que le «Procureur a laissé entendre que, aux yeux du public, Monsieur Sall était coupable de détournement de deniers publics». Du côté des avocats de l’Etat, on a argué que la présomption d’innocence doit s’apprécier au regard du droit légitime des citoyens à l’information sur des faits qui ont gravement troublé l’ordre public. Pour eux, le Procureur avait l’obligation d’informer les citoyens sur l’avancement de la procédure. «La Cour fait observer que le respect de la présomption d’innocence s’impose à toutes les autorités concourant à la procédure (…) La Cour tient à préciser, sur le droit à l’information des citoyens avancé par le défendeur, qu’un  Etat ne peut invoquer les dispositions de sa législation pour s’exonérer de ses obligations internationales», tranche la juridiction communautaire qui condamne l’attitude de Serigne Bassirou Guèye. L’Etat a, selon elle, failli à son obligation consistant à faire respecter le droit à la présomption d’innocence.
 
 
Khalifa Sall perd sur le droit de faire appel à des témoins et de solliciter une expertise
 
Sur la violation du droit à faire appel à des témoins et de celui de solliciter une expertise. Pour les conseils de la défense, cela à un rapport au droit à un procès équitable. Et selon eux, le juge d’instruction leur a refusé l’appel aux témoins et l’expertise. Et pour l’Etat du Sénégal, l’article 149 du Code de procédure pénale ne fait pas obligation au juge d’instruction de répondre favorablement aux demandes. Pour sa part, la Cour communautaire considère qu’il n’y a pas violation des droits. Elle estime qu’elle n’a pas «vocation à contrôler les actes d’un juge d’instruction, sauf si ceux-ci affectent substantiellement les droits d’une personne».
La Cour communautaire s’est en outre penchée sur la violation du droit à l’égalité des citoyens devant la loi et devant la justice. Dans leur demande, les avocats de la défense ont allégué que le Doyen des juges a refusé leur droit à fournir une caution en nature, mais également leur droit à faire un recours devant la Chambre d’accusation. Réagissant par rapport à cela, les conseils de l’Etat ont souligné que le magistrat instructeur «apprécie librement l’opportunité ou non des cautions qui peuvent lui être proposées. Mieux, l’article 133 du Code de procédure pénale exige que le cautionnement soit fourni en espèces. Tranchant cette question, la Cour a souligné que cela relève exclusivement d’une législation nationale et que même si pour d’autres cas, le juge a accepté «le fait pour une juridiction d’admettre que le cautionnement soit fourni en nature dans une affaire spécifique ne peut avoir force de loi dans une autre affaire». Elle a ainsi débouté les requérants de leur demande.
 
 
Le Doyen des juges aussi «épinglé»
 
Sur la violation du droit à un procès équitable, les conseils du maire de Dakar ont invoqué l’article 7.1 de la Chartre africaine des droits de l’homme et des peuples qui dit que «toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue». Pour la défense, le juge d’instruction les a privés de leur droit de recours contre les ordonnances rendues sur leurs demandes relatives à l’audition de témoins et à la mise en œuvre d’une expertise. Les conseils de l’Etat ont indiqué, concernant la clôture du dossier alors que des appels restaient pendants, que l’article prévoit que le juge d’instruction peut poursuivre son information sauf décision contraire de la Chambre d’accusation. Mais, pour la Cour communautaire, l’article 81 visé par les avocats de l’Etat n’est pas pertinent. «Le juge d’instruction ne doit pas mettre un terme à l’information pendant que des recours exercés contre ses décisions ou susceptibles d’être exercés attendent leurs suites logiques, à savoir leur examen par la juridiction d’instruction du second degré», a tranché la Cedeao. Et en agissant ainsi, le magistrat instructeur «ôte à la procédure son caractère équitable». «Ces agissements du juge d’instruction constituent des atteintes graves aux droits de la défense, affectant ainsi le caractère équitable du procès», juge ainsi la Cour de justice. S’agissant de la violation des droits politiques de Khalifa Sall, la   Cour a constaté que l’Etat du Sénégal a adopté la loi N°2017-12 du 18 janvier 2017 portant Code électoral et que cette loi n’a pas prévu le mode d’exercice du droit de vote pour les personnes qui jouissent de leur droits civiques mais qui sont privées de liberté. Du coup, elle déclare ne pas pouvoir accéder à la demande des requérants.
 
La procédure sur la levée de l’immunité parlementaire est régulière
 
Les juges de la Cour de justice de la Cedeao ont aussi été sollicités sur la procédure de levée de l’immunité parlementaire de Khalifa Sall. Car, pour les conseils du maire de Dakar, les règles régissant la procédure de levée de son immunité parlementaire n’ont pas été respectées. L’Etat du Sénégal a répondu en soutenant le contraire, non sans ajouter que la Cour suprême, après un recours de Khalifa Sall, a tranché définitivement la question en rejetant le pourvoi. Pour sa part, la Cour communautaire a estimé que sur l’absence d’audition de Khalifa Sall par la commission ad hoc de l’Assemblée nationale, le maire de Dakar a bien été «mis en mesure d’être entendu», mais il n’a pas voulu parce qu’il exigeait d’abord sa mise en liberté. Et pour la Cour communautaire, il n’y a pas eu de violation de la procédure.
 
 
 
«La détention de Monsieur Khalfia Ababacar Sall pendant la période qui a suivi son élection en qualité de député et s’est écoulée jusqu’à la date de levée de son immunité parlementaire, est arbitraire»
 
 
Sur la détention arbitraire, la défense a argué que la proclamation des résultats par le Conseil constitutionnel confère à leur client «une nouvelle situation juridique» et que sa détention n’a pas « de base légale». La Cour a considéré que l’Etat se devait après la proclamation des résultats par le Conseil constitutionnel «d’entamer les procédures appropriées pour soit suspendre sa détention soit obtenir la levée de son immunité parlementaire» et que ne le faisant pas, il maintient le maire de Dakar dans une situation de «détention irrégulière». «La Cour dit que la détention de Monsieur Khalfia Ababacar Sall pendant la période qui a suivi son élection en qualité de député et s’est écoulée jusqu’à la date de levée de son immunité parlementaire, est arbitraire», tranche-t-elle. C’est ainsi qu’elle a alloué 35 millions de francs aux requérants à titre de réparation avant de condamner l’Etat au paiement. Elle a aussi débouté Khalifa Sall et Cie du «surplus de leur prétention».
 
Alassane DRAME

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