"HAMIDOU DIA DANS LE GRAND SOMMEIL" : L'hommage du poète Amadou Lamine Sall au philosophe



Le moment le plus difficile, c’est quand tout est fini, qu’il faut repartir, quitter le cimetière, suivre la foule, et te laisser seul, couché, solitaire et la nuit qui va tomber dans un lieu où personne ne souhaite rester. En te laissant là, je me suis souvenu des vers du poète Federico Garcia Lorca: Mais voici qu’il dort sans fin / Voici que la mousse et l’herbe/ Avec des doigts infaillibles/ Ouvrent la fleur de son crâne.
 
Un bel et superbe esprit a été contraint au sommeil. Hamidou, comme tu étais brillant, comme tu étais généreux et conciliant ! Le président de la République, dans son hommage devant ta dépouille silencieuse mais bruissante, dans cette cour venteuse de l’hôpital Principal en ce dimanche 4 février de cette année 2018 qui commence et qui nous fait pleurer déjà, a dit quelque chose qu’il aurait pu ne pas dire de cette manière, mais il l’a dit et bien dit et c’est important: que tu étais un homme qui ne connaissait pas ce qu’était la méchanceté. Qu’un homme d’État choisisse ce mot »méchanceté » dont il témoigne qu’il t’était inconnu, ne doit pas être pris pour la simple parure d’un discours funèbre. Oui, notre pays a besoin d’extraire ce mot de son cœur pour construire, apaiser et croire au destin de chacun.
 
Combien de fois tu es allé au combat au cabinet présidentiel pour t’enquérir d’un dossier qui tardait à ressortir ? Tu suivais avec beaucoup de générosité les requêtes difficiles que tu arrivais toujours à introduire, après t’être bien informé pour mieux leur trouver une issue heureuse. Tu donnais aux courriers adressés au président de la République toute l’attention requise, même si un Président ne pouvait pas donner suite à tout et que tout ne devait pas non plus lui être soumis. Tu savais aussi couvrir ton Président quand tu jugeais irrecevable une requête, sans que celui qui en attendait une réponse ne soit ni déçu ni frustré, quand on connaît l’orgueil et le jugement hâtif de nos compatriotes. Tu étais un fin diplomate, un homme qui recherchait toujours la mesure et le bien dans le respect de l’autre. Notre espace culturel, littéraire et artistique, tu le savais, était fragile, susceptible, démuni, intolérant et prompt à la sentence, chacun ne servant souvent que ses intérêts. Tu savais tout contenir, tout réguler, installer l’espoir et insuffler l’excellence. Tu manqueras beaucoup au Président Sall qui t’aimait et appréciait ton esprit serein, pétillant, engagé, convaincant, apaisant. Tu donnais du relief à son cabinet culturel par ton nom, ton parcours, la solidité de ta formation, ta vaste culture, ton humanisme si doux. Oui, le Président a raison de dire que tu ne connaissais pas la méchanceté. Ceux qui savent ne peuvent pas être méchants !
 
Pourquoi Saldé n’a pas bercé ton repos, Saldé-mayo Tébégout, que tu aimais tant et dont tu parlais tant, et qui comme tu l’as écrit: « ne cesse de m’habiter sans désemparer » ? Je ne sais.
 
J’ai lu que tu avais écrit ceci: « La mort est le souvenir poussiéreux de la vie ». Et si la vie était plutôt la défaite même de la mort, quand on laisse derrière soi des œuvres et des actes d’une invincible matérialité ? Tu as dit et écrit aussi que « le cœur des vivants est le plus sûr tombeau des morts ». Mais les vivants finissent toujours par mourir ! Mais aussi, sans savoir comment elle fait, la vie reprend toujours le dessus sur la mort. Là est la mansuétude du Divin !
 
Pourquoi les audiences fatales et le livre de la mort n’ont jamais de fin et laissent sans cesse des chaises vides et des pages blanches numérotées mais qui se remplissent toujours ? Je suis rentré à la maison la tête basse, les pieds lourds, bien triste et bien seul ce dimanche 4 février, quand après t’avoir confié à Dieu et prié Mohamed de dîner avec toi pour ta première nuit dans l’au-delà et dans l’au-dessous. Toute la nuit, pour revisiter tes écrits, ta pensée, je me suis réfugié dans ton livre: Écriture et liberté/ Entretiens et Fragments littéraires, préfacé par ton oncle, le tranquille et reposant Cheikh Hamidou Kane. Je l’ai beaucoup regardé alors que tu étais couché devant nous, enveloppé dans un beau pagne ensoleillé. Son visage et son cœur ne faisaient qu’un. Sa peine était sans nom. En préfaçant ton livre ici cité, en parlant de ton talent immense, il a écrit que « Ce sortilège est l’œuvre d’un magicien sans pareil, mon neveu Hamidou Dia ». Quelle fierté, quelle tendresse du noble Diallobé quand il nous dit encore: « Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi?».
 
Hamidou, il n’est pas possible de clore ce bref hommage d’un poète qui, depuis le Canada-Québec au temps où tu y rayonnais et que je t’y retrouvais, puis Paris à Présence Africaine, enfin Dakar beaucoup plu tard, de ne pas offrir ici au monde, des trésors sortis de ta plume, pour magnifier devant ton peuple, devant l’Afrique, la puissance de ta pensée, de ton engagement. Tu dois être lu. C’est ma prière dans un temps du monde où les poètes, les écrivains, ne sont plus lus. Tu réponds à tellement de questions de notre temps et du temps de notre peuple, que ces quelques extraits de toi, doivent être connus et médités. On parlait de toi comme d’un « intellectuel dérangeant ». Tu as affirmé que « l’universitaire n’est pas forcément un intellectuel ». Quelle humilité, quel courage!
 
Le grand poète et écrivain haïtien René Depestre voyait en ta génération « des sherpas qui nous guident sur les pentes himalayennes de la vie mondiale actuelle ». Mais, dit-il, il y a « l’incomplétude de la condition humaine et les hommes d’espoir gardent un sens tragique de la vie ». Ma nuit du dimanche 4 février a été en ta compagnie, en compagnie de tes écrits et mes pensées ne quittaient pas ta tombe fraîche en bordure de l’allée.
 
Voici mis en relief, pour toujours te garder en mémoire, tes engagements, tes doutes, tes inquiétudes, tes certitudes, tes choix, tes espérances, bref ton génie: la poésie française est dans un état de délabrement et d’essoufflement. Aujourd’hui, les grands noms de la poésie africaine sont infiniment plus significatifs que les poètes français dont on ne peut pas citer un qui soit connu de nos jours. / Dans la poésie on ne peut pas tricher. Le roman permet de tricher. / Mettre sa gloire littéraire, sa santé, sa liberté, pour défendre une cause. C’est cela l’acte fondateur de ce que l’on appelle intellectuel. Il est plus commode d’être dans la posture de l’opinion que dans celle de la pensée. / L’intellectuel n’est pas celui qui est instruit et est à distinguer de l’universitaire. D’ailleurs, souvent les universitaires ne sont pas de bons intellectuels même s’ils en ont produit d’excellents. / L’intellectuel a une fonction critique (il arrive qu’il se trompe). La condition pour l’être, c’est d’être libre dans sa pensée, dans son écriture, mais également dans son comportement. / La civilisation occidentale est aujourd’hui saturée et n’est pas porteuse d’alternative crédible. / Une civilisation de l’universel repose sur les apports de chacun. Nous, Africains, avons quelque chose à apporter à la civilisation de l’universel. / L’Europe avait le choix entre Descartes et Pascal. Elle a choisi Descartes dans une logique de maîtrise de la nature qui a conduit à un formidable développement technique. Ce choix cartésien a conduit à une perte de spiritualité. Si l’Europe avait choisi Pascal, elle serait dans une autre direction. / Une civilisation commence à mourir quand l’homme ne peut plus rencontrer l’homme. / Si nous voulons faire de l’Afrique une nouvelle Europe, alors, comme le dit Fanon, il vaut mieux confier nos destinées aux Européens. /

Dans un échange avec Babacar Touré, tu écris le 13 octobre 2004: Nous sommes en passe de devenir la 1ère puissance mondiale de la parole. Nous avons érigé, puisque c’est toujours la faute à l’autre, l’irresponsabilité, le renoncement intellectuel et l’affaissement éthiques en vertus. / Les Sénégalais constituent le principal problème du Sénégal… puisqu’il est difficile de demander à l’excellence de se manifester quand sa voix est noyée dans la clameur; quand elle est tenue en laisse par une médiocrité gluante, reptilienne, prédatrice, lépreuse, intellectuellement trépanée, bruyante, hautaine, dangereusement habile «à habiller son inaptitude radicale d’aphorismes falsifiés et frelatés». Pourtant, il y a des hommes et des femmes de valeur et de vertu dans ce pays: j’en connais qui sont de purs joyaux et dont j’espère que la voix croîtra quand la clameur décroîtra. Les Sénégalais sont joueurs, toujours en représentation: «ils jouent à» être patriotes, pieux, honnêtes, penseurs, politiques, travailleurs, intelligents, etc., en florentins impénitents. Ils sont plus attentifs à leurs petits calculs, leurs vastes haines, leurs grandes jalousies, leurs petites mesquineries, leurs grandes manœuvres, leurs petites combines.

Tu poursuis: Personne n’est dupe, mais tout le monde fait semblant. L’important, et nous y sommes passés maîtres, est de contrôler notre image publique, spécialistes que nous sommes du grand écart, au risque de la déchirure musculaire, entre le propos public mensonger et les maladroites vérités de la rue. Ce jeu spéculaire gangrène le pays pis que la pire des plaies d’Égypte. Non, nous ne sommes pas si beaux que ça, si solidaires que ça, si travailleurs que ça, si fraternels que ça, si patriotes que ça; mêmes les libres- penseurs ont de singuliers oublis. Il y a par exemple beaucoup de prieurs dans notre pays: il y en a combien d’authentiquement pieux ? / Notre société est une société violente, d’une violence sourde, diffuse et fielleusement intolérante. Fourbe et dissimulatrice. Il s’agit de faire volte-face; de nous faire face. Sans fioriture, ni manœuvre dilatoire. De nous dire la vérité. Cela nous grandirait, cela aurait de l’allure. Nous avons besoin de nous arc-bouter sur des valeurs revisitées, ancrées dans notre histoire. Nous avons besoin de fraternelles utopies et de grands métarécits: nous ne pouvons pas entrer dans la postmodernité en faisant l’économie de la modernité. Notre peuple est un peuple dramatique, au sens hugolien du terme. Son élite est à son image. Entre forclusion, sécularité et extraversion. Pour sauver le Sénégal, faut-il en venir à privatiser l’État, extrader l’élite et abolir le peuple ? Il faut, ici, être clair: je n’en veux pas à ce peuple mien. Je suis seulement atterré par son refus -dans lequel les responsabilités de l’élite sont grandes- de se faire peuple en intégrant une citoyenneté active et responsable dont l’alternance avait semblé donner quelques lueurs. Ces élites -dont il faut assurément instruire sans complaisance le procès- sont-elles à notre image ou sommes-nous à leur image ? Du haut jusqu’au bas de l’échelle sociale, tout le monde clignote à droite et tourne à gauche, comme nos chauffeurs de taxi et nos cars rapides sans marche arrière ! La société sénégalaise est malade de ne plus savoir d’où elle vient ni où elle va.
 
A Babacar Touré tu dis: Tu me demandes de te dire ce qui frappe à la porte des générations après nous. Qu’est-ce qui va leur échoir ? Qu’est-ce que nous leur transmettrons ? Je pressens que ces générations courent de graves dangers s’il n’est pas mis fin à cette sulfureuse engeance, si nous ne nous empressons pas « de mettre nos âmes en lieu sûr ».
 
Dors Hamidou, dors en douceur. De ton héritage nous ferons des graines pour les générations futures. Puissent ton épouse, tes enfants avoir la force de vivre ton absence. Mission ici accomplie si cher ami, si cher frère.



Amadou Lamine Sall
Poète          
Lauréat des Grands Prix de l’Académie française

                                      
 

                                                                                  

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